"Où l'on voit B et P grimper au haricot géant" - première partie-
Un
après-midi de mars, après avoir toqué vite fait à la porte
ouverte, B fit irruption dans la cuisine de P.
" A
quoi ça sert de vivre à la campagne, si c'est pour acheter des
concombres au supermarché ?
-
De quoi ?
-
Tu ne te rends pas compte du prix des légumes ma chère, sans
compter qu'il n'y a aucune vitamine dedans. Tout est aseptisé dans
cette société.
-
De quoi ?
-
Prends les tomates par exemple, elles sont rondes et rouges, mais en
fait, elles sont cultivées dans du sable. Du sable, tu le savais ça,
hein ?
-
Tu veux une tasse de thé ?
-
Non mais, tu crois qu'autrefois les gens mangeaient des tomates
l'hiver ?
-
C'est un mélange de Lady Grey et de thé des moines ...
-
Et si on faisait un jardin ? dit soudain B.
-
On devrait faire un jardin ! s'exclama P renversant le thé.
-
On pourrait ensuite en faire des conserves.
-
Et des tartes.
-
Et des confitures.
-
Et les cuisiner pour les congeler.
Elles
se sourirent.
-
Organisons-nous.
-
Tu as raison. Il nous faut un plan d'attaque. »
P
alla mettre Ray Ventura et ses collégiens. B refit du thé.
Dans
la cuisine timidement ensoleillée, autour de la théière et des
cahiers, il fut décidé que, premièrement : il était indispensable
de trouver le terrain adéquat, c’est-à-dire le plus exposé et le
moins en friche. Deuxièmement : le choix des plantations. Certes, on
cultiverait des légumes mais réjouir l’oeil et l’odorat n’était
pas négligeable. On planterait donc aussi des fleurs. Troisièmement
: un emploi du temps était nécessaire. Toutes deux travaillaient la
journée et avaient des activités le soir, mais en bousculant un peu
tout ça, on s’en sortirait. Les tableaux tracés, les astérisques
en couleur annotés, elles se regardèrent satisfaites d’elles-mêmes
et faillirent s’avouer qu’elles étaient quand même des sacrées
meilleures amies du monde pour mettre en place un projet pareil, si
une pudeur toute féminine ne les avait retenues.
Tout
l'après-midi, elles arpentèrent le jardin de l'une puis de l'autre,
deux fois chaque.
Chez
P, il y avait plus de place. Chez B, plus de soleil.
Après
réflexion, concertation, on tira à pile ou face. On opta finalement
pour la place.
«
Et
puis l'année prochaine on essaiera chez toi.
-
Voilà. »
P
revint de la cuisine avec un verre de Sancerre pour chacune. Elles
trinquèrent à cette décision rudement bien prise. Il fallut
cependant ressortir les cahiers :
«
Alors,
il nous faut des graines.
-
Oui, oui des graines, note-le.
-
Des graines.
-
Des graines de quoi ?
-
On sait pas encore parce qu'il faut d'abord qu'on décide à quoi ce
jardin va ressembler.
-
Oui, oui tu as raison. On pourrait faire un jardin ovale. Ce serait
joli non ? Je ne sais pas pourquoi les jardins sont généralement
carrés. Ovale ce serait plus gracieux ...
-
Ou en haricot ?
-
Oui, oui, tu as raison. Et on pourrait planter tout autour des tuiles
pour délimiter.
-
On pourrait faire un épouvantail.
-
Oui, oui note-le : épouvantail. »
Elles
allèrent ensuite manger une pizza pour fêter ça. Sur le chemin
elles chantèrent les choeurs du Trouvère de Verdi en yahourt et
s'arrêtèrent regarder le soleil se coucher sur les champs dont la
terre fraîchement retournée leur paraissait pleine de promesses.
«
Bon,
comment on s'y prend ? claironna P le lendemain soir en traversant la
cour avec les tasses de thé.
-
Y'a beaucoup d'herbe, répondit B qui inspectait les alentours, une
tuile dans chaque main.
-
Ben, faut qu'on l'enlève.
-
Oui, c’est nécessaire.
-
...
-
… »
Pendant
un instant on aurait dit deux satues de cire. Non, pas de cire, leurs
yeux bougeaient et une réflexion intense était à l'oeuvre.
«
On
peut même en faire un tas là-bas, ça nous fera du compost.
-
Bien joué. »
Elles
arrachèrent à pleines mains des touffes de grappier, se piquèrent
aux ronces, tirèrent désèspérément sur des petits frênes
solidement enracinés.
C'était
une soirée froide, l'humidité montait de la terre et le soleil alla
se coucher tranquillement laissant les deux amies suantes mais
déterminées.
«
Non,
mais en fait, tu sais, je pense qu'il faut aussi creuser, dit B, les
mains en feu pendant qu'elle râclait ses chaussures à l'entrée de
la maison.
-
Oui, c'est nécessaire. On ne devrait pas arracher, on devrait
bêcher.
-
Oui, oui, tu as raison. Pourquoi on n'y a pas pensé plus tôt ?
Bien-sûr, bêcher, il faut bêcher.
-
Ben du coup, on fait ça demain au lieu de finir d'arracher.
-
Du coup oui. »
On
refit du thé et un feu de bois. Et au final d’une discussion qui
se prolongea jusque tard dans la soirée, il fût convenu aussi
qu’avant toute chose, et pour y voir plus clair, on faucherait
vendredi soir.
Arrivées
au jour J, avec la volonté de se procurer un outil adéquat, B eut
tout juste le temps de passer au Gam vert en sortant du travail. Elle
en ressortit avec un guide Clause et des graines de citrouille. De
son côté, P était allée chez le Claude fureter dans sa cabane à
outils, et s'était avidement emparée d'une belle faux rouge
écaillée.
«
Tu
sais, la lame n’est plus trés bonne, la prévint le Claude,
dubitatif.
-
Bah, il suffit simplement de l’affûter. »
répondit P d'un air entendu, tout en tenant fermement l'outil telle
une effigie paysanne d'un siècle passé.
Gentiment,
le Claude affûta.
Les
deux amies se retrouvèrent dans la cuisine de P. Elles ressentaient
toutes deux l'importance de ce moment sans se le dire. C’était
leur premier jour de labeur. Le premier jour où, de leurs quatre
mains aidées de toutes les notes prises, elles allaient apprivoiser
ensemble cette terre, qui devenait à cet instant la figure du
paradis à reconquérir. Comme pour un pas de deux, elles
descendirent les trois petites marches de pierre ébréchée puis
contemplèrent le carré en friche ceint d’un meurger, un peu
éboulé à certains endroits.
«
C’est
quand même beau.
-
Oui, mais y'a du boulot.
-
Oui. Est-ce que tu te rends compte du potentiel qu’il y a ?
-
Oui.
-
Le père Durupt dit que c’était une trrrrrés bonne terre ici tu
sais. La preuve, c'est qu'il y a plein d’orties.
-
Les orties, c’est bon pour l’azote.
-
C’est bon pour l’azote. On pourrait en conserver un carré, c’est
aussi excellent pour la santé, en soupe. »
Très
émues, elles ne savaient comment débuter. Alors P tendit
solennelement la faux à B qui commenca par refuser :
«
C’est
gentil, mais c’est chez toi quand même, c’est à toi que revient
l’honneur.
-
Certes... mais c’est grâce à ton histoire de tomates qu’est née
cette splendide idée.
B
accepta la faux.
-
Tu dois balancer ton buste de droite à gauche. Voilà. Il faut que
tu trouves le mouvement, après ça sera bon, conseillait P.
-
Tu crois que je l’ai le mouvement là ?
-
Ben, c’est presque ça, c’est comme une danse tu vois, un truc
extrèmement répétitif. C’est une histoire de rythme je pense.
Comme dans Steve Reich. »
Lorsqu'elle
eut les avants-bras bouillonnants B passa la faux à P.
La
fauche se termina tard dans la soirée, à la frontale, avec toutes
les fenêtres de la maison éclairées et une bougie posée sur les
marches de pierre.
C’était
le temps des semis et la voisine de B lui avait donné une poignée
de graines de soucis qu'elle s'était empressée de mettre dans des
petits pots de yahourts devant la fenêtre de la salle d’eau.
Quelques matins plus tard, P s'arrêta boire un café sur le chemin
du travail. Il fallait qu'elle informe son amie de la qualité
nutritive des graines de courges et des articles passionnants qu'elle
venait de trouver sur internet à ce sujet. B ne lui laissa pas le
temps de poser son blouson. Elle l’entraîna admirer un des
prodiges de la nature qui avait eu lieu, dans sa salle de bain à
elle, aidé par sa bienveillance et ses arrosages réguliers : des
petites pousses d’un vert pâle commençaient à soulever la terre
des pots de yaourts. La salle de bain s'imprégna de silence, P et B
penchées sur les pots comme les fées marraines au-dessus des
berceaux. B avait du mal à tenir en place, démangée par l'envie
d'énoncer quelques commentaires. Mais l'intense concentration de P
la retenait. Jusqu'à ce que son amie lui fasse remarquer les
différences de couleur de certaines pousses.
«
Oui,
et tu vois, elles vont exactement vers la lumière.
-
Oui, oui, exactement. C'est fascinant.
-
C'est parce que je les ai bien arrosées, lâcha finalement
B.
-
Sans aucun doute.
-
Il faut beaucoup humidifier au départ.
-
Oui, j'imagine.
-
Après, il faudra faire attention, parce qu'à un certain stade, si
elles reçoivent trop d'eau, elle peuvent pourrir.
-
Ah ?
-
Et puis aussi, on doit utiliser un petit arrosoir sinon les tiges,
comme elles sont jeunes, sont fragiles et pourraient se casser. »
C'est
donc dans la salle d'eau qu'on but le café. B avait réussi ses
semis, Le Jardin allait naître. Maintenant, ce qui serait bien,
c'est qu'appliquant la méthode qui venait de faire ses preuves,
chacune puisse faire germer ce qu'elles planteraient dans leur terre.
La semaine suivante, on ne pouvait plus ouvrir une seule fenêtre
chez P. Il y avait des semis de radis dans le salon, des futurs
melons dans la cuisine, des haricots dans la chambre
d'amis, des petits pois dans l'entrée, ainsi que des fleurs de lin
mais on ne savait plus où elles étaient. Chez B, il y avait du
persil
et de la menthe, des poivrons, des carottes, et même des pastèques,
annonça-t-elle avec un
sourire qui se voulait modeste. P manifesta une grande admiration
devant une trouvaille de B qui consistait à avoir rassemblé les
pots sur un plateau tout en gardant une fenêtre libre, ce qui
permettait de les ouvrir toutes par roulements.
«
Tu
crois qu'elles vont grimper, grimper, comme dans Jack et le Haricot ?
demanda P avec enthousiasme, les yeux rivés sur les pots.
-
Ça
serait bien, hein ? »
répondit rêveusement B.
Ainsi,
au fil des théières, des pages de cahier biffées, des soirées en
sueur, les travaux de P et B avancèrent. Le rêve devenait Jardin.
Dans
le haricot délimité par les tuiles, B proposa de planter des
bouteilles en verre pour marquer les rangées.
« Plutôt
que de banals bouts de bois. Ce serait plus joli. »
Le
samedi suivant, lorsque B se gara bruyamment dans la cour, P se
dépêcha de couvrir d'une vieille bâche trouée quelque objet
volumineux auquel elle jeta un regard inquiet avant de se précipiter
vers la voiture. B en sortit vivement, claquant la porte avec une
vigueur suspecte.
« Salut
dit P, c'est quoi toutes ces caisses dans ton coffre ?
-
Rien rien, tu faisais quoi sous ta bâche ?
-
Rien rien, allez quoi dis moi.
-
Non non, rien rien, dis-moi, toi. »
S'en
suivirent quelques négociations debout dans la cour, qui
n'aboutirent à rien, les deux amies restant sur leur positions.
Devant leur obstination mutuelle, toutes deux capitulèrent et l'on
alla se boire un thé sur un air d'Elvis avant d'attaquer la dernière
étape précédant les plantations : délimiter les rangées,
construire l'épouvantail. Puis, chacune estimant que le moment de
suspens était à son comble, elles dirent d'une seule voix : « Bon
allez ! ».
B
courut à sa voiture, P à sa bâche.
Pendant
que B à demie dissimulée dans son coffre chantait «Little less
conversation» à tue-tête, P marmonnait des jurons, puisque
visiblement sous la bâche ça ne se passait pas comme elle l'aurait
souhaité.
« Bon
allez, répétèrent-elles en chœur, viens voir.
-
Ah non, viens toi.
-
Non non, toi, viens. »
S'en
suivirent quelques négociations, chacune à un bout de la cour, qui
n'aboutirent à rien, chacune des deux amies se révèlant têtue
comme une mule. On se retrouva au milieu pour tirer au sort.
« Sinon,
on va y passer la journée.
-Voilà,
exactement. »
Elles
firent un plouf-plouf mais comme B accusait de P de tricherie, on fit
pierre-ciseaux. B remporta haut la main. P dut donc s'exécuter et
souleva timidement la bâche.
Dès
les premiers beaux jours printaniers, les promenades du dimanche
revinrent à la mode dans le village de P. A partir de 9 heures du
matin et ce jusqu’à environ l’heure de l’apéro du soir, des
familles entières défilaient sur la route affleurant le meurger qui
bordait Le Jardin. Le Jardin. Dans toutes les maisons du bled, c'est
ainsi que l'on nommait désormais le bout de terre que B et P
s’obstinaient à organiser de l’aube au coucher du soleil.
C’était devenu une curiosité. Leurs salaires respectifs ne leur
permettaient pas de s’équiper sérieusement. Dépourvues
d'outillage motorisé, elles avaient tout défriché et retourné à
la main. Par-dessus le meurger qui grandissait suite aux épierrements
journaliers, les pécores s’amusaient, les commères
s’esbaudissaient. B et P ne bronchaient pas. L’une et l’autre
arboraient de splendides coups de soleil sur le visage et les
épaules. Elles s’enduisaient parfois de tapons de crème solaire à
laquelle se mélangeaient la poussière et la terre que la sueur
répandait en traînées brunes. Les enfants riaient. Elles s'en
rendirent compte mais attendirent patiemment que cesse ce rituel sans
- presque - jamais jurer à haute voix ni balancer de caillasses sur
la gueule de tous ces gros cons. Elles y arriveraient.
Ce
que les promeneurs apercevaient en chemin leur semblait effectivement
curieux. L'usage veut qu'à ses débuts un jardin éveille une
sensation d'ordre et de calme. La terre retournée en allées
disciplinées, des tuteurs nus, des planches parallèles disposées
régulièrement, anticipant la régulation de la jungle légumière
que favorisera l'été.
Or
B et P ne l'entendaient pas exactement de cette oreille : derrière
le meurger, s'étalait un large ovale légèrement «
haricotisé
»
à l'une de ses extrémités. La terre était certes retournée mais
quant au désherbage, s'il avait l'air bâclé, c'est qu'il était
sélectif. On avait sauvegardé la chélidoine parce que c'est si
joli, l'armoise car c'est utile contre les douleurs de lunes, les
pissenlits et les orties parce que ça se mange.
Ce
qui tout d'abord retenait l’attention des badauds en mal de
sensations fortes, c’était l’épouvantail minutieusement
fabriqué par P à l'insu de sa collègue, qu’elle lui avait
présenté le jour des surprises. En l’apercevant, des enfants
s’étaient réfugiés dans les jambes de leurs parents, certains
versant de grosses larmes. C’était bon signe. Ça
marcherait forcément sur les oiseaux. L'épouvantail : un géant de
deux mètres dont le squelette était composé de grillage à poule,
de fils électriques pour les vaisseaux sanguins, de doigts en os de
poulets. Il arborait deux longues dents de vampire en plâtre, deux
pierres peintes en rouge le dotaient d'yeux sanguinolents, un bouquet
de ficelles agricoles - les anciennes, jaunâtres - pour la tignasse,
des tampons périodiques accrochés à une couronne en zinc rouillé
formaient une espèce de mobile agité par le vent, des fourchettes
pour la mâchoire, de couteaux de boucher en guise de cornes. La
surprise de B, beaucoup plus sobre, visait en quelque sorte à
laisser une trace dans l’histoire du jardinage et du paysagisme en
général. Elle avait donc déjà consenti à dévoiler à P la
récolte de jeunes branches entassées dans son coffre pour ensuite
le refermer joyeusement avec un «
Héhéhé tu verras »
pour le moins évasif. «
Merci c'est très clair »
avait répondu P d'un air pincé sans rien en tirer de plus. Alors,
lorsque B l'avait arrachée de son lit, le lendemain à 6h30, pour
l'entraîner au Jardin, elle n'avait plus trouvé ses mots car ce qui
était sous ses yeux méritait effectivement quelque éclaircissement,
que B fournit en jubilant. C'était un palissage de branches de
noisetiers. Typique de leur région, ce genre de haie traditionnelle
a été oublié dans les forêts et, lorsqu'il repousse à l'état
sauvage, porte le nom de queule. Ce nom fascina les deux amies qui
souhaitèrent avec ferveur que dans des siècles, bien après la
disparition du Jardin, des jardinières et de tout ce qui les
entourait, une queule restât.
Pour
«
faire joli »,
ce palissage était planté en travers de l'ovale haricotisé. Cette
particularité heurta de front la logique des passants. «
Ça
allait faire de l'ombre, là, en plein milieu. »
P et B n'y avaient certes pas pensé, mais on y reviendra.
Or,
ce n'était vraiment qu'un début.
Car
peu de temps après, B décida de sacrifier sa collection d'assiettes
cassées et ce pour la consacrer à une nouvelle idée. Elle
l'annonça, radieuse, à une P enthousiaste. Rapidement, Le Jardin se
vit agrémenté de rembardes. Les promeneurs les qualifièrent
d'inattendues, de «
qu'est-ce que c'est don' que cette nouveauté ? »,
ou de maladroites. P et B les trouvaient magnifiques. Le soir à
l'apéro, contemplant cette spectaculaire avancée, P fût plus
qu’admirative. Elle bredouilla, elle bégaya, elle courut chercher
une tasse du thé préféré de B, elle lui prêta même pour la
seconde fois l’Encyclopédie des Lutins qu’elle s’était juré
de garder sous clef puisque B l’avait auparavant «
empruntée
»
pendant plus de deux ans. Mais là, ce qu’avait créé B était
prodigieux : accrochées, collées, plâtrées, clouées par les
bords sur des planches de récupération, les assiettes cassées
étaient disposées en fonction de leurs formes ou de leurs couleurs,
dessinant des motifs qui n'étaient pas censés être perçus comme
figuratifs, même si, en laissant son imagination vagabonder, on
pouvait croire apercevoir un papillon, une sirène, un vampire cousin
de l'épouvantail, ou un bébé dragon à queue de lion. Les
rembardes étaient installées là où l'on pouvaient les voir depuis
n'importe quelle partie du Jardin. Bien-sûr, maintenant pour accéder
au losange de choux et au rond de pommes de terre violettes, il
faudrait un peu enjamber. Mais que représentaient quelques
contorsions face à un résultat esthétique des plus admirables ?
«
C’est
magnifique tu sais, murmura P.
-Tu
exagères, rougit B.
-
Non, je t’assure, je n'aurais pas imaginé que tu te dépossèdes à
ce point pour le bien de notre entreprise.
-
Oh tu sais, ce n’est pas grand chose.
-
Si si, insista P en secouant la tête, si si, j’essaie de me mettre
à ta place et je trouve que tu as eu beaucoup de courage. Le
résultat n’en est que plus splendide. Je suis fière de te
connaître »,
ajouta-t-elle en courant chercher une nouvelle tasse de thé pour
cacher son émotion.
Et
la nuit tomba presque mélancoliquement sur ce jardin qui devenait de
plus en plus singulier.
Depuis
longtemps, B et P étaient tombées d’accord sur le fait que deux
regards sur les choses valent mieux qu’un seul. Lorsque P
s'appliquait à semer avec méthode des petites graines de radis, B
vérifiait consciencieusement l’écart entre deux graines. Quand B
s'attaqua à la taille des vieux rosiers qui s’épuisaient dans la
bordure, P était penchée au-dessus de son épaule pour compter les
yeux avec elle. Le Guide Clause les accompagnait constamment, il
commençait à ressembler à leurs livres de prédilection. Elles se
le prêtaient à tour de rôle pour le commenter longuement chaque
fois qu'elles se trouvaient assises autour d'une table. Tout comme
certains poches de Zweig, Flaubert ou Violette Leduc, et ce malgré
sa couverture cartonnée, le Guide, devenu en quelque sorte une
Bible, était plié, froissé ; des pages commençaient à s’en
détacher, des paragraphes entiers étaient biffés, des messages
écrits sur des petits bouts d’enveloppes ou des paquets de graines
vides s’en échappaient :
J’ai
encore surpris le Père Durupt de l’autre côté du meurger avec du
round-up.
N’oublie
pas de mettre à tremper les graines de courgette cette nuit.
Le
persil s’appelle «
l’herbe du diable »
parce qu’il met 40 jours à sortir ( le temps que la graine fasse
un aller-retour aux enfers ) “
Est-ce
que c’est toi qui a mon Demande
à la poussière
?
Les
Sex Pistols pour désherber c’est super. Essaye.
Un
matin de mai, P
s'attaqua aux « rampants » autour des rosiers. Les «
rampants
»,
c'est-à-dire les boutons d'or mais avant les fleurs. P les nommait
ainsi par dédain et agacement. Elle les trouvait envahissants,
omniprésents, colonialistes. Le
voisin de P qui, lui, vaporisait du round up dans sa cour où rien
jamais ne rampait, la salua. S'en suivit une conversation
météorologique ponctuée de sourires gênés de la part de P. Elle
était bien-sûr ravie de sympathiser autant que possible avec son
voisinage proche mais les diatribes météo lui rappelaient vaguement
un souvenir désagréable. Le sourire qu'elle aurait souhaité plein
de naturel et de gai bon voisinage se crispait d'autant plus dans sa
mâchoire que le regard du voisin, sans être carrément grivois,
montrait qu'il appréciait grandement la façon dont elle portait le
débardeur aux élastiques distendus. Bref, à quel détour de la
conversation le voisin apprit-il à P les bienfaits de la lune
montante sur les cultures, plus personne ne s'en soucie aujourd'hui.
Mais cela ne pouvait vraiment pas tomber dans l'oreille d'une sourde.
L'après-midi même B et P s'en furent se renseigner à la librairie
la plus proche.
De
Jardinez
avec la lune
à Redécouvrons
les secrets d'antan,
ou Comment
s'y prenaient nos grand-pères,
avec un petit détour côté enfants car B était ravie d'y trouver
Les
3 Brigands
en livre géant, puis une longue halte dans l'étagère de poèsie où
se trouvait un nombre incroyable d'anthologies fascinantes, elles
passèrent l'après-midi debout. Puis appuyées aux rayons. Puis
accroupies contre les dits rayons. A chacune de ces étapes, la
libraire, affable, s'enquérait :
« Je
peux peut-être vous aider.
-
Non non, on regarde, merci. » lui fut-il répondu chaque fois sans
lever le nez.
Il
était déjà plus de 18h40 et la libraire baillait devant son
ordinateur en pensant qu'elle avait des merguez au frigo et qu'il
suffirait de les couper en dès pour agrémenter le riz basmati
d'hier soir, lorsque P s'avachit soudain entre les guides
touristiques et les loisirs, La
culture des roses au Moyen-Orient
dans les mains. Elle renversa une pile d'Ensemble
c'est tout et
bouscula quelques oeuvres de Genet qu'elle s'empressa de rattraper.
La libraire se leva, agacée. Elle réempila un à un, patiemment,
délicatement, les Ensemble
c'est tout.
Puis, tournant délibérément le dos à P, s'adressa à B :
« Ecoutez, vous cherchez quelque chose de précis, laissez-moi
vous aider » « avant que je ne vous foute dehors à coup
d'Ensemble
c'est tout
dans les fesses » pensait-elle sans le prononcer.
« Nous
cherchons des documents ayant trait à l'influence de la lune sur les
cultures, ce serait...
-Tenez
! » D'un geste autoritaire, elle leur tendit le calendrier
lunaire et tapa 8,50 euros sur sa caisse.
P
et B marquèrent un temps d'arrêt sur le perron, un peu
interloquées, pendant que descendait le rideau de fer.
«
C'est
un tout petit livre. Tu l'avais vu, toi ?
-
Oui, je croyais que c'était des recettes de confiture.
-
On a failli passer à côté, heureusement que la libraire est
aimable.»
Elles
se ruèrent au bar d’à côté. B cavalait, son panier lui battant
la cuisse, en piaillant : «
Montre voir ! Montre voir! »
aux côtés de P qui tenait entre ses mains, tel un ostensoir, le
fameux ouvrage. Elles foncèrent en terrasse. Y décrochèrent un «
bonjour »
absent. Epaule contre épaule, elles consultèrent leur premier
calendrier lunaire en buvant distraitement la même tasse de café.
Après un quart d'heure, le cuisinier, le serveur et deux clients
kirs en mains étaient assis en face d'elles.
«
Ça
doit forcément dire quand planter les salades. Les salades, ça
monte en graine vachement facilement si on ne les plante pas au bon
moment.
-
Attendez, pour les cheveux, c’est pareil !
-
Comment ça ?
-
Bah, ça peut monter, non, pousser plus vite suivant le moment où on
les coupe.
-
Non ?
-
Tiens ! Il y a tout un chapitre sur l’épilation.
-
Oh ! Montre voir. P arracha le fascicule des mains de B ; Le
cuisinier se pencha presqu’à en toucher du nez la tasse de P.
-
Pour les hommes aussi ?
-
Je ne sais pas si ce sont les mêmes poils.
-
Mais c’est pour que ça repousse mieux comme les cheveux ? B et P
éclatèrent d’un rire entendu.
-
Ah ben non, justement, c’est pour limiter la repousse.
-
Ah, tiens ! Il paraît que la lune a une incidence sur les règles.
-
Vous entendez ! Sur les règles ! brailla B ébahie. A l’autre bout
de la terrasse, un couple de touristes haussa les sourcils.
-
C’est pas un peu exagéré ? Et pour les poireaux ?
-
Qu'est-ce qu'ils disent sur les pommes de terre ? »
A
deux tables de là, un vieux monsieur, prononça sentencieusement : «
Ne mettez jamais vos patates vers une fenêtre, si elles prennent un
coup de lune, elles deviennent toutes vertes. »
Très impressionnées, les deux jardinantes sortirent un carnet et le
consignèrent avec soin. La nuit se glissait entre les verres vides
sur la terrasse où chacun participait activement à la conversation,
échangeant questionnements et savoirs sur l'influence lunaire, les
cultures et les hommes. Le patron finit par rappeller à l'ordre
serveur et cuisinier qui quittèrent la table à regrets. B et P
torchèrent leur troisième café et, le panier sous le bras de
l’une, le calendrier de la lune sous le bras de l’autre,
regagnèrent leurs voitures. Sur le parking, elles levèrent les yeux
au ciel et contemplèrent l’astre pâle en hochant la tête. «
Va falloir bien s’organiser pour l’épilateur. »
B
et P ne reviendront qu'en septembre dans la deuxième partie du
chapitre Chapitre
VI