vendredi 20 juillet 2012

Chapitre VI


"Où l'on voit B et P grimper au haricot géant" - première partie-



Un après-midi de mars, après avoir toqué vite fait à la porte ouverte, B fit irruption dans la cuisine de P.
A quoi ça sert de vivre à la campagne, si c'est pour acheter des concombres au supermarché ?
- De quoi ?
- Tu ne te rends pas compte du prix des légumes ma chère, sans compter qu'il n'y a aucune vitamine dedans. Tout est aseptisé dans cette société.
- De quoi ?
- Prends les tomates par exemple, elles sont rondes et rouges, mais en fait, elles sont cultivées dans du sable. Du sable, tu le savais ça, hein ?
- Tu veux une tasse de thé ? 
- Non mais, tu crois qu'autrefois les gens mangeaient des tomates l'hiver ?
- C'est un mélange de Lady Grey et de thé des moines ...
- Et si on faisait un jardin ? dit soudain B.
- On devrait faire un jardin ! s'exclama P renversant le thé.
- On pourrait ensuite en faire des conserves.
- Et des tartes.
- Et des confitures.
- Et les cuisiner pour les congeler.
Elles se sourirent.
- Organisons-nous.
- Tu as raison. Il nous faut un plan d'attaque. »
P alla mettre Ray Ventura et ses collégiens. B refit du thé.
Dans la cuisine timidement ensoleillée, autour de la théière et des cahiers, il fut décidé que, premièrement : il était indispensable de trouver le terrain adéquat, c’est-à-dire le plus exposé et le moins en friche. Deuxièmement : le choix des plantations. Certes, on cultiverait des légumes mais réjouir l’oeil et l’odorat n’était pas négligeable. On planterait donc aussi des fleurs. Troisièmement : un emploi du temps était nécessaire. Toutes deux travaillaient la journée et avaient des activités le soir, mais en bousculant un peu tout ça, on s’en sortirait. Les tableaux tracés, les astérisques en couleur annotés, elles se regardèrent satisfaites d’elles-mêmes et faillirent s’avouer qu’elles étaient quand même des sacrées meilleures amies du monde pour mettre en place un projet pareil, si une pudeur toute féminine ne les avait retenues.


Tout l'après-midi, elles arpentèrent le jardin de l'une puis de l'autre, deux fois chaque.
Chez P, il y avait plus de place. Chez B, plus de soleil.
Après réflexion, concertation, on tira à pile ou face. On opta finalement pour la place.
« Et puis l'année prochaine on essaiera chez toi.
- Voilà. »
P revint de la cuisine avec un verre de Sancerre pour chacune. Elles trinquèrent à cette décision rudement bien prise. Il fallut cependant ressortir les cahiers :
« Alors, il nous faut des graines.
- Oui, oui des graines, note-le.
- Des graines.
- Des graines de quoi ?
- On sait pas encore parce qu'il faut d'abord qu'on décide à quoi ce jardin va ressembler.
- Oui, oui tu as raison. On pourrait faire un jardin ovale. Ce serait joli non ? Je ne sais pas pourquoi les jardins sont généralement carrés. Ovale ce serait plus gracieux ...
- Ou en haricot ?
- Oui, oui, tu as raison. Et on pourrait planter tout autour des tuiles pour délimiter.
- On pourrait faire un épouvantail.
- Oui, oui note-le : épouvantail. »
Elles allèrent ensuite manger une pizza pour fêter ça. Sur le chemin elles chantèrent les choeurs du Trouvère de Verdi en yahourt et s'arrêtèrent regarder le soleil se coucher sur les champs dont la terre fraîchement retournée leur paraissait pleine de promesses.

« Bon, comment on s'y prend ? claironna P le lendemain soir en traversant la cour avec les tasses de thé.
- Y'a beaucoup d'herbe, répondit B qui inspectait les alentours, une tuile dans chaque main.
- Ben, faut qu'on l'enlève.
- Oui, c’est nécessaire.
- ...
- … »
Pendant un instant on aurait dit deux satues de cire. Non, pas de cire, leurs yeux bougeaient et une réflexion intense était à l'oeuvre.
« On peut même en faire un tas là-bas, ça nous fera du compost.
- Bien joué. »
Elles arrachèrent à pleines mains des touffes de grappier, se piquèrent aux ronces, tirèrent désèspérément sur des petits frênes solidement enracinés.
C'était une soirée froide, l'humidité montait de la terre et le soleil alla se coucher tranquillement laissant les deux amies suantes mais déterminées.
« Non, mais en fait, tu sais, je pense qu'il faut aussi creuser, dit B, les mains en feu pendant qu'elle râclait ses chaussures à l'entrée de la maison.
- Oui, c'est nécessaire. On ne devrait pas arracher, on devrait bêcher.
- Oui, oui, tu as raison. Pourquoi on n'y a pas pensé plus tôt ? Bien-sûr, bêcher, il faut bêcher.
- Ben du coup, on fait ça demain au lieu de finir d'arracher.
- Du coup oui. »
On refit du thé et un feu de bois. Et au final d’une discussion qui se prolongea jusque tard dans la soirée, il fût convenu aussi qu’avant toute chose, et pour y voir plus clair, on faucherait vendredi soir.

Arrivées au jour J, avec la volonté de se procurer un outil adéquat, B eut tout juste le temps de passer au Gam vert en sortant du travail. Elle en ressortit avec un guide Clause et des graines de citrouille. De son côté, P était allée chez le Claude fureter dans sa cabane à outils, et s'était avidement emparée d'une belle faux rouge écaillée.
« Tu sais, la lame n’est plus trés bonne, la prévint le Claude, dubitatif.
- Bah, il suffit simplement de l’affûter. » répondit P d'un air entendu, tout en tenant fermement l'outil telle une effigie paysanne d'un siècle passé.
Gentiment, le Claude affûta.

Les deux amies se retrouvèrent dans la cuisine de P. Elles ressentaient toutes deux l'importance de ce moment sans se le dire. C’était leur premier jour de labeur. Le premier jour où, de leurs quatre mains aidées de toutes les notes prises, elles allaient apprivoiser ensemble cette terre, qui devenait à cet instant la figure du paradis à reconquérir. Comme pour un pas de deux, elles descendirent les trois petites marches de pierre ébréchée puis contemplèrent le carré en friche ceint d’un meurger, un peu éboulé à certains endroits.
« C’est quand même beau.
- Oui, mais y'a du boulot.
- Oui. Est-ce que tu te rends compte du potentiel qu’il y a ?
- Oui.
- Le père Durupt dit que c’était une trrrrrés bonne terre ici tu sais. La preuve, c'est qu'il y a plein d’orties.
- Les orties, c’est bon pour l’azote.
- C’est bon pour l’azote. On pourrait en conserver un carré, c’est aussi excellent pour la santé, en soupe. »
Très émues, elles ne savaient comment débuter. Alors P tendit solennelement la faux à B qui commenca par refuser :
« C’est gentil, mais c’est chez toi quand même, c’est à toi que revient l’honneur.
- Certes... mais c’est grâce à ton histoire de tomates qu’est née cette splendide idée.
B accepta la faux.
- Tu dois balancer ton buste de droite à gauche. Voilà. Il faut que tu trouves le mouvement, après ça sera bon, conseillait P.
- Tu crois que je l’ai le mouvement là ?
- Ben, c’est presque ça, c’est comme une danse tu vois, un truc extrèmement répétitif. C’est une histoire de rythme je pense. Comme dans Steve Reich. »
Lorsqu'elle eut les avants-bras bouillonnants B passa la faux à P.
La fauche se termina tard dans la soirée, à la frontale, avec toutes les fenêtres de la maison éclairées et une bougie posée sur les marches de pierre.

C’était le temps des semis et la voisine de B lui avait donné une poignée de graines de soucis qu'elle s'était empressée de mettre dans des petits pots de yahourts devant la fenêtre de la salle d’eau. Quelques matins plus tard, P s'arrêta boire un café sur le chemin du travail. Il fallait qu'elle informe son amie de la qualité nutritive des graines de courges et des articles passionnants qu'elle venait de trouver sur internet à ce sujet. B ne lui laissa pas le temps de poser son blouson. Elle l’entraîna admirer un des prodiges de la nature qui avait eu lieu, dans sa salle de bain à elle, aidé par sa bienveillance et ses arrosages réguliers : des petites pousses d’un vert pâle commençaient à soulever la terre des pots de yaourts. La salle de bain s'imprégna de silence, P et B penchées sur les pots comme les fées marraines au-dessus des berceaux. B avait du mal à tenir en place, démangée par l'envie d'énoncer quelques commentaires. Mais l'intense concentration de P la retenait. Jusqu'à ce que son amie lui fasse remarquer les différences de couleur de certaines pousses.
« Oui, et tu vois, elles vont exactement vers la lumière.
- Oui, oui, exactement. C'est fascinant.
- C'est parce que je les ai bien arrosées, lâcha finalement B.
- Sans aucun doute.
- Il faut beaucoup humidifier au départ.
- Oui, j'imagine.
- Après, il faudra faire attention, parce qu'à un certain stade, si elles reçoivent trop d'eau, elle peuvent pourrir.
- Ah ?
- Et puis aussi, on doit utiliser un petit arrosoir sinon les tiges, comme elles sont jeunes, sont fragiles et pourraient se casser. »
C'est donc dans la salle d'eau qu'on but le café. B avait réussi ses semis, Le Jardin allait naître. Maintenant, ce qui serait bien, c'est qu'appliquant la méthode qui venait de faire ses preuves, chacune puisse faire germer ce qu'elles planteraient dans leur terre. La semaine suivante, on ne pouvait plus ouvrir une seule fenêtre chez P. Il y avait des semis de radis dans le salon, des futurs melons dans la cuisine, des haricots dans la chambre d'amis, des petits pois dans l'entrée, ainsi que des fleurs de lin mais on ne savait plus où elles étaient. Chez B, il y avait du persil et de la menthe, des poivrons, des carottes, et même des pastèques, annonça-t-elle avec un sourire qui se voulait modeste. P manifesta une grande admiration devant une trouvaille de B qui consistait à avoir rassemblé les pots sur un plateau tout en gardant une fenêtre libre, ce qui permettait de les ouvrir toutes par roulements.
« Tu crois qu'elles vont grimper, grimper, comme dans Jack et le Haricot ? demanda P avec enthousiasme, les yeux rivés sur les pots.
- Ça serait bien, hein ? » répondit rêveusement B.
Ainsi, au fil des théières, des pages de cahier biffées, des soirées en sueur, les travaux de P et B avancèrent. Le rêve devenait Jardin.

Dans le haricot délimité par les tuiles, B proposa de planter des bouteilles en verre pour marquer les rangées.
« Plutôt que de banals bouts de bois. Ce serait plus joli. »

Le samedi suivant, lorsque B se gara bruyamment dans la cour, P se dépêcha de couvrir d'une vieille bâche trouée quelque objet volumineux auquel elle jeta un regard inquiet avant de se précipiter vers la voiture. B en sortit vivement, claquant la porte avec une vigueur suspecte.
« Salut dit P, c'est quoi toutes ces caisses dans ton coffre ?
- Rien rien, tu faisais quoi sous ta bâche ?
- Rien rien, allez quoi dis moi.
- Non non, rien rien, dis-moi, toi. »
S'en suivirent quelques négociations debout dans la cour, qui n'aboutirent à rien, les deux amies restant sur leur positions. Devant leur obstination mutuelle, toutes deux capitulèrent et l'on alla se boire un thé sur un air d'Elvis avant d'attaquer la dernière étape précédant les plantations : délimiter les rangées, construire l'épouvantail. Puis, chacune estimant que le moment de suspens était à son comble, elles dirent d'une seule voix : « Bon allez ! ».
B courut à sa voiture, P à sa bâche.
Pendant que B à demie dissimulée dans son coffre chantait «Little less conversation» à tue-tête, P marmonnait des jurons, puisque visiblement sous la bâche ça ne se passait pas comme elle l'aurait souhaité.
« Bon allez, répétèrent-elles en chœur, viens voir. 
- Ah non, viens toi.
- Non non, toi, viens. »
S'en suivirent quelques négociations, chacune à un bout de la cour, qui n'aboutirent à rien, chacune des deux amies se révèlant têtue comme une mule. On se retrouva au milieu pour tirer au sort.
« Sinon, on va y passer la journée.
-Voilà, exactement. »
Elles firent un plouf-plouf mais comme B accusait de P de tricherie, on fit pierre-ciseaux. B remporta haut la main. P dut donc s'exécuter et souleva timidement la bâche.

Dès les premiers beaux jours printaniers, les promenades du dimanche revinrent à la mode dans le village de P. A partir de 9 heures du matin et ce jusqu’à environ l’heure de l’apéro du soir, des familles entières défilaient sur la route affleurant le meurger qui bordait Le Jardin. Le Jardin. Dans toutes les maisons du bled, c'est ainsi que l'on nommait désormais le bout de terre que B et P s’obstinaient à organiser de l’aube au coucher du soleil. C’était devenu une curiosité. Leurs salaires respectifs ne leur permettaient pas de s’équiper sérieusement. Dépourvues d'outillage motorisé, elles avaient tout défriché et retourné à la main. Par-dessus le meurger qui grandissait suite aux épierrements journaliers, les pécores s’amusaient, les commères s’esbaudissaient. B et P ne bronchaient pas. L’une et l’autre arboraient de splendides coups de soleil sur le visage et les épaules. Elles s’enduisaient parfois de tapons de crème solaire à laquelle se mélangeaient la poussière et la terre que la sueur répandait en traînées brunes. Les enfants riaient. Elles s'en rendirent compte mais attendirent patiemment que cesse ce rituel sans - presque - jamais jurer à haute voix ni balancer de caillasses sur la gueule de tous ces gros cons. Elles y arriveraient.

Ce que les promeneurs apercevaient en chemin leur semblait effectivement curieux. L'usage veut qu'à ses débuts un jardin éveille une sensation d'ordre et de calme. La terre retournée en allées disciplinées, des tuteurs nus, des planches parallèles disposées régulièrement, anticipant la régulation de la jungle légumière que favorisera l'été.
Or B et P ne l'entendaient pas exactement de cette oreille : derrière le meurger, s'étalait un large ovale légèrement « haricotisé » à l'une de ses extrémités. La terre était certes retournée mais quant au désherbage, s'il avait l'air bâclé, c'est qu'il était sélectif. On avait sauvegardé la chélidoine parce que c'est si joli, l'armoise car c'est utile contre les douleurs de lunes, les pissenlits et les orties parce que ça se mange.
Ce qui tout d'abord retenait l’attention des badauds en mal de sensations fortes, c’était l’épouvantail minutieusement fabriqué par P à l'insu de sa collègue, qu’elle lui avait présenté le jour des surprises. En l’apercevant, des enfants s’étaient réfugiés dans les jambes de leurs parents, certains versant de grosses larmes. C’était bon signe. Ça marcherait forcément sur les oiseaux. L'épouvantail : un géant de deux mètres dont le squelette était composé de grillage à poule, de fils électriques pour les vaisseaux sanguins, de doigts en os de poulets. Il arborait deux longues dents de vampire en plâtre, deux pierres peintes en rouge le dotaient d'yeux sanguinolents, un bouquet de ficelles agricoles - les anciennes, jaunâtres - pour la tignasse, des tampons périodiques accrochés à une couronne en zinc rouillé formaient une espèce de mobile agité par le vent, des fourchettes pour la mâchoire, de couteaux de boucher en guise de cornes. La surprise de B, beaucoup plus sobre, visait en quelque sorte à laisser une trace dans l’histoire du jardinage et du paysagisme en général. Elle avait donc déjà consenti à dévoiler à P la récolte de jeunes branches entassées dans son coffre pour ensuite le refermer joyeusement avec un « Héhéhé tu verras » pour le moins évasif. « Merci c'est très clair » avait répondu P d'un air pincé sans rien en tirer de plus. Alors, lorsque B l'avait arrachée de son lit, le lendemain à 6h30, pour l'entraîner au Jardin, elle n'avait plus trouvé ses mots car ce qui était sous ses yeux méritait effectivement quelque éclaircissement, que B fournit en jubilant. C'était un palissage de branches de noisetiers. Typique de leur région, ce genre de haie traditionnelle a été oublié dans les forêts et, lorsqu'il repousse à l'état sauvage, porte le nom de queule. Ce nom fascina les deux amies qui souhaitèrent avec ferveur que dans des siècles, bien après la disparition du Jardin, des jardinières et de tout ce qui les entourait, une queule restât.
Pour « faire joli », ce palissage était planté en travers de l'ovale haricotisé. Cette particularité heurta de front la logique des passants. « Ça allait faire de l'ombre, là, en plein milieu. » P et B n'y avaient certes pas pensé, mais on y reviendra.
Or, ce n'était vraiment qu'un début.
Car peu de temps après, B décida de sacrifier sa collection d'assiettes cassées et ce pour la consacrer à une nouvelle idée. Elle l'annonça, radieuse, à une P enthousiaste. Rapidement, Le Jardin se vit agrémenté de rembardes. Les promeneurs les qualifièrent d'inattendues, de « qu'est-ce que c'est don' que cette nouveauté ? », ou de maladroites. P et B les trouvaient magnifiques. Le soir à l'apéro, contemplant cette spectaculaire avancée, P fût plus qu’admirative. Elle bredouilla, elle bégaya, elle courut chercher une tasse du thé préféré de B, elle lui prêta même pour la seconde fois l’Encyclopédie des Lutins qu’elle s’était juré de garder sous clef puisque B l’avait auparavant « empruntée » pendant plus de deux ans. Mais là, ce qu’avait créé B était prodigieux : accrochées, collées, plâtrées, clouées par les bords sur des planches de récupération, les assiettes cassées étaient disposées en fonction de leurs formes ou de leurs couleurs, dessinant des motifs qui n'étaient pas censés être perçus comme figuratifs, même si, en laissant son imagination vagabonder, on pouvait croire apercevoir un papillon, une sirène, un vampire cousin de l'épouvantail, ou un bébé dragon à queue de lion. Les rembardes étaient installées là où l'on pouvaient les voir depuis n'importe quelle partie du Jardin. Bien-sûr, maintenant pour accéder au losange de choux et au rond de pommes de terre violettes, il faudrait un peu enjamber. Mais que représentaient quelques contorsions face à un résultat esthétique des plus admirables ?
« C’est magnifique tu sais, murmura P.
-Tu exagères, rougit B.
- Non, je t’assure, je n'aurais pas imaginé que tu te dépossèdes à ce point pour le bien de notre entreprise.
- Oh tu sais, ce n’est pas grand chose.
- Si si, insista P en secouant la tête, si si, j’essaie de me mettre à ta place et je trouve que tu as eu beaucoup de courage. Le résultat n’en est que plus splendide. Je suis fière de te connaître », ajouta-t-elle en courant chercher une nouvelle tasse de thé pour cacher son émotion.
Et la nuit tomba presque mélancoliquement sur ce jardin qui devenait de plus en plus singulier.

Depuis longtemps, B et P étaient tombées d’accord sur le fait que deux regards sur les choses valent mieux qu’un seul. Lorsque P s'appliquait à semer avec méthode des petites graines de radis, B vérifiait consciencieusement l’écart entre deux graines. Quand B s'attaqua à la taille des vieux rosiers qui s’épuisaient dans la bordure, P était penchée au-dessus de son épaule pour compter les yeux avec elle. Le Guide Clause les accompagnait constamment, il commençait à ressembler à leurs livres de prédilection. Elles se le prêtaient à tour de rôle pour le commenter longuement chaque fois qu'elles se trouvaient assises autour d'une table. Tout comme certains poches de Zweig, Flaubert ou Violette Leduc, et ce malgré sa couverture cartonnée, le Guide, devenu en quelque sorte une Bible, était plié, froissé ; des pages commençaient à s’en détacher, des paragraphes entiers étaient biffés, des messages écrits sur des petits bouts d’enveloppes ou des paquets de graines vides s’en échappaient :
J’ai encore surpris le Père Durupt de l’autre côté du meurger avec du round-up.
N’oublie pas de mettre à tremper les graines de courgette cette nuit.
Le persil s’appelle « l’herbe du diable » parce qu’il met 40 jours à sortir ( le temps que la graine fasse un aller-retour aux enfers ) “
Est-ce que c’est toi qui a mon Demande à la poussière ?
Les Sex Pistols pour désherber c’est super. Essaye.


Un matin de mai, P s'attaqua aux « rampants » autour des rosiers. Les « rampants », c'est-à-dire les boutons d'or mais avant les fleurs. P les nommait ainsi par dédain et agacement. Elle les trouvait envahissants, omniprésents, colonialistes. Le voisin de P qui, lui, vaporisait du round up dans sa cour où rien jamais ne rampait, la salua. S'en suivit une conversation météorologique ponctuée de sourires gênés de la part de P. Elle était bien-sûr ravie de sympathiser autant que possible avec son voisinage proche mais les diatribes météo lui rappelaient vaguement un souvenir désagréable. Le sourire qu'elle aurait souhaité plein de naturel et de gai bon voisinage se crispait d'autant plus dans sa mâchoire que le regard du voisin, sans être carrément grivois, montrait qu'il appréciait grandement la façon dont elle portait le débardeur aux élastiques distendus. Bref, à quel détour de la conversation le voisin apprit-il à P les bienfaits de la lune montante sur les cultures, plus personne ne s'en soucie aujourd'hui. Mais cela ne pouvait vraiment pas tomber dans l'oreille d'une sourde. L'après-midi même B et P s'en furent se renseigner à la librairie la plus proche.
De Jardinez avec la lune à Redécouvrons les secrets d'antan, ou Comment s'y prenaient nos grand-pères, avec un petit détour côté enfants car B était ravie d'y trouver Les 3 Brigands en livre géant, puis une longue halte dans l'étagère de poèsie où se trouvait un nombre incroyable d'anthologies fascinantes, elles passèrent l'après-midi debout. Puis appuyées aux rayons. Puis accroupies contre les dits rayons. A chacune de ces étapes, la libraire, affable, s'enquérait :
« Je peux peut-être vous aider. 
- Non non, on regarde, merci. » lui fut-il répondu chaque fois sans lever le nez.
Il était déjà plus de 18h40 et la libraire baillait devant son ordinateur en pensant qu'elle avait des merguez au frigo et qu'il suffirait de les couper en dès pour agrémenter le riz basmati d'hier soir, lorsque P s'avachit soudain entre les guides touristiques et les loisirs, La culture des roses au Moyen-Orient  dans les mains. Elle renversa une pile d'Ensemble c'est tout et bouscula quelques oeuvres de Genet qu'elle s'empressa de rattraper. La libraire se leva, agacée. Elle réempila un à un, patiemment, délicatement, les Ensemble c'est tout. Puis, tournant délibérément le dos à P, s'adressa à B : « Ecoutez, vous cherchez quelque chose de précis, laissez-moi vous aider » « avant que je ne vous foute dehors à coup d'Ensemble c'est tout dans les fesses » pensait-elle sans le prononcer.
« Nous cherchons des documents ayant trait à l'influence de la lune sur les cultures, ce serait...
-Tenez ! » D'un geste autoritaire, elle leur tendit le calendrier lunaire et tapa 8,50 euros sur sa caisse.
P et B marquèrent un temps d'arrêt sur le perron, un peu interloquées, pendant que descendait le rideau de fer.
« C'est un tout petit livre. Tu l'avais vu, toi ?
- Oui, je croyais que c'était des recettes de confiture.
- On a failli passer à côté, heureusement que la libraire est aimable.»

Elles se ruèrent au bar d’à côté. B cavalait, son panier lui battant la cuisse, en piaillant : « Montre voir ! Montre voir! » aux côtés de P qui tenait entre ses mains, tel un ostensoir, le fameux ouvrage. Elles foncèrent en terrasse. Y décrochèrent un « bonjour » absent. Epaule contre épaule, elles consultèrent leur premier calendrier lunaire en buvant distraitement la même tasse de café. Après un quart d'heure, le cuisinier, le serveur et deux clients kirs en mains étaient assis en face d'elles.
« Ça doit forcément dire quand planter les salades. Les salades, ça monte en graine vachement facilement si on ne les plante pas au bon moment.
- Attendez, pour les cheveux, c’est pareil !
- Comment ça ?
- Bah, ça peut monter, non, pousser plus vite suivant le moment où on les coupe.
- Non ?
- Tiens ! Il y a tout un chapitre sur l’épilation.
- Oh ! Montre voir. P arracha le fascicule des mains de B ; Le cuisinier se pencha presqu’à en toucher du nez la tasse de P.
- Pour les hommes aussi ?
- Je ne sais pas si ce sont les mêmes poils.
- Mais c’est pour que ça repousse mieux comme les cheveux ? B et P éclatèrent d’un rire entendu.
- Ah ben non, justement, c’est pour limiter la repousse.
- Ah, tiens ! Il paraît que la lune a une incidence sur les règles.
- Vous entendez ! Sur les règles ! brailla B ébahie. A l’autre bout de la terrasse, un couple de touristes haussa les sourcils.
- C’est pas un peu exagéré ? Et pour les poireaux ?
- Qu'est-ce qu'ils disent sur les pommes de terre ? »
A deux tables de là, un vieux monsieur, prononça sentencieusement : « Ne mettez jamais vos patates vers une fenêtre, si elles prennent un coup de lune, elles deviennent toutes vertes. » Très impressionnées, les deux jardinantes sortirent un carnet et le consignèrent avec soin. La nuit se glissait entre les verres vides sur la terrasse où chacun participait activement à la conversation, échangeant questionnements et savoirs sur l'influence lunaire, les cultures et les hommes. Le patron finit par rappeller à l'ordre serveur et cuisinier qui quittèrent la table à regrets. B et P torchèrent leur troisième café et, le panier sous le bras de l’une, le calendrier de la lune sous le bras de l’autre, regagnèrent leurs voitures. Sur le parking, elles levèrent les yeux au ciel et contemplèrent l’astre pâle en hochant la tête. « Va falloir bien s’organiser pour l’épilateur. »




B et P ne reviendront qu'en septembre dans la deuxième partie du chapitre Chapitre VI


Chapitre V :
Où l’on voit B et P se disputer les faveurs des poètes morts.



Un certain soir, lors de leur glorieuse cohabitation parisienne, B et P s’étaient réunies dans leur couloir et discutaient autour de la boîte de Spéculoos qu’elles s’accordaient pour dîner. Assises autour de la table carrelée, elles entendaient une petite pluie frotter les fenêtres. Ça assoupissait un peu l’ambiance. B y ajouta un soupçon de Holtz en enclenchant Les Planètes dans la chaîne stéréo. Elles se prirent à discuter d’amour.
Quinze.
- Non !?
- Si. Et toi ?
- Attends, je compte. Je pense douze, mais peut-être j’en oublie. “
B alla chercher du camembert.
Tu les compte tous ?
- C’est à dire ?
- Les chair et os aussi ?
- Ça dépend. Seulement ceux avec qui rien n’est arrivé. “

C’était donc au temps de leur glorieuse cohabitation parisienne. Un immeuble tranquille dans un quartier populaire, avec une petite cour que l’on voyait depuis la fenêtre de la cuisine. Fenêtre devant laquelle B pouvait oublier l’heure et le jour, en particulier le matin avec une tasse de thé.
Lors d’une “ soirée poésie “, P venait de relire Le garçon aux sept vies de F.G. Lorca à B qui essayait de retenir ses larmes. Un ange passa au 75 ter rue des Lilas.
B versa alors du vin dans leurs verres en affirmant joyeusement :
Tu sais, en fait, eh bien je ne l’ai jamais dit mais je suis la fiancée secrète de F.G. Lorca.
- Pardon ? réagit P, outrée. “
Elles évitèrent le sujet le lendemain soir, celui d’après et décidèrent d’aller passer le troisième au cinéma. Quatre jours plus tard, P et B se retrouvèrent à piétiner dans une longue file d’attente, des livres sous le bras.
Tu sais, dit P tout à coup, je ne pense franchement pas que tu puisses t’arroger comme ça l’amour d’un poète homosexuel. “

C’était toujours au temps de leur glorieuse cohabitation parisienne, dans leur cuisine minuscule où P se préparait des tartines au concentré de tomate et B des pâtes collantes.
Je trouve que c’est un peu facile de compter dans ta liste tout et n’importe quoi, s’emportait B, tu ne vas pas me dire que le prince dessiné sur les paquets de gâteaux du même nom a quoi que ce soit d’un amant éventuel ?
- Je suis désolée, répliqua P s’emportant sur sa tartine mutilée, je le trouve tout à fait à sa place.
- Et pourquoi pas la Vache qui rit pendant que tu y es ?
- Je trouve moins ridicule de compter le prince des gâteaux Prince parmi ses amants, que de mettre exprès sa jupe écossaise quand on va chez le quincailler.
- Tu dis ça pour moi ?
- Ben oui.
- Mais je n’y suis allée que deux fois chez le quincaillier.
- Oui, mais avec ta jupe écossaise.
- Il peut compter ?
- Comment ça ?
- On a dit les chair et os avec qui rien ne se passait.
- Tu as raison.
- Alors ça fait seize. “
B cherchait le concentré de tomate pour accommoder ses pâtes.
Je prends Corto Maltese, précisément dans Les Celtiques lorsqu’il dit : “ Tu veux venir avec moi ? “
P lui lança le tube.
- Jamais de la vie. Il est à moi. Particulièrement dans Fable de Venise.
- Écoute, on ne va pas se disputer pour un amant, ça serait ridicule. “

Il n’était certes plus du tout question de plombier au 75 ter rue des lilas, ni de thé Tuocha, la grosse boîte prenait maintenant la poussière en haut de la cagette à thés. Non, il était question d’amour. Et pendant cette période, elles s’affrontèrent régulièrement.
Jusqu’à ce qu’un matin, P, légèrement agacée par la propension de B à se déclarer fiancée, voire élue de tous les écrivains ou musiciens qu’elles admiraient toutes deux, jusqu’à ce matin-là donc, où P laissa ce mot sur le tableau noir :
Rdv ce soir à 19H30
J’ai une idée

À 19 heures 30, B attendait P dans le couloir, une théière de thé Lady Grey et un paquet de Dunhills rouge disposés sur la petite table, avec le cendrier pile entre les deux tasses.
P envoya un sms à 19 heures 34 pour s’excuser de ses 10 minutes de retard.
Elle arriva à 20 heures 12, rouge, essoufflée, confuse, vraiment désolée et encore plein d’autres adjectifs.
Le thé est froid, articula lentement B, détachée. ( une pause ). Bon. Tu veux une rembouille ?
- Allez ouais, dit P en posant son manteau pour se diriger vers la chaîne stéréo, j’ai ramené un disque d’Ella Fitzgerald. “
Une discussion s’ensuivit. A propos d’Ella, du thé Lady Grey, d’une collègue de B, des élections municipales, de Si le soleil ne revenait pas de Ramuz, des plantes du balcon voisin.
A 21 heures, B s’enquit : “ C’est quoi ton idée ? “

- Ah, je ne sais pas... Je me pose des questions... Tous ces amants qui s’égayent un peu partout comme des papillons chez nous, il faudrait en faire quelque chose.
- Tu veux dire les ranger ?
- Faut voir, les inventorier, les répertorier, les classifier, les bichonner, les épingler. Alors je te propose ça :
B regarda son amie avec admiration, avant de se ruer dans le placard à crayons.
"Moi, je te propose ça "
Trois jours après, voici ce que l’on pouvait trouver dans le couloir de l’appartement du 75 ter rue des Lilas :