dimanche 14 avril 2013


Chapitre IX : "Où l'on voit B et P s'enivrer de vin et de poésie"
Troisième partie


« T'aurais pas un crayon noir ? demanda B en s'engouffrant chez P. Elle s'arrêta net : Oh pardon, j'ai pas frappé. Mais tu n'es pas prête ? Qu'est-ce que tu fais ?
- Bouge pas de là, j'suis pas épilée, hurla P qui s'enfuyait en culotte. »
Sur la table de la cuisine ainsi que partout alentour étaient disséminés des robes, jupes et collants. P et B sortaient. Elles étaient invitées à dîner par l'association « Nos Amis les Mots » qui fêtait l'ouverture de la saison culturelle de la petite ville bourgeoise de Salmis.
« T'as pas un crayon noir ?
- Un crayon ou un feutre ?
- Un feutre ? Ça existe ? Tu as ça ?
- Pardon ? s'étonna P qui réapparut cette fois en collant violet. Un feutre, oui bien-sûr, qu'est-ce qu'il y a ? Tu as bu ?
- Ah ben j'ai failli figure-toi, ça me fait un peu flipper tous ces gens qu'on connaît pas.
- Mais y'aura Joujube les mouches j'ai cru comprendre et peut-être aussi l'instit' de Saint-Vit, ça fait deux qu'on connaît déjà.
- Oui merci, oui on en connaît mais y'aura plein de gens, c'est intimidant.
- Faut qu'on assure si ça se trouve y'a des contrats à choper.
- Tu as un crayon noir ?
- Un crayon ou un feutre ? 
Elles éclatèrent de rire.
- Bon, dit P, on devrait boire un petit kir avant d'y aller.
- On n'est pas en retard ?
- Bof tout le monde sera plus ou moins en retard, y'aura l'apéro avant, on a le temps. Les crayons dans le pot à crayons, les feutres dans le tiroir rouge. Je vais chercher la crème de cassis, ajouta-t-elle en ouvrant la porte.
- T'es en collants ! hurla B, où tu vas ?
- Mes courses sont dans la voiture. »
P servit l'apéro.
« C'est un crayon à maquillage que je voudrais » dit B, la bouche pleine d'olives.

Un éditeur de livres spécialisés dans l'architecture, venu de Paris, s'était rapidement fait un nom dans la région. Cet homme mûr et sûr de lui avait d'abord été architecte puis libraire à Cergy-Pontoise. Il était maintenant installé « à la campagne ». Ce soir, il ouvrait les portes et la table de sa grande maison bourgeoise à Nos Amis les Mots ainsi qu'à quelques-uns de ses amis parisiens venus se ressourcer loin du caquetage de la foule urbaine. B et P s'y trouvaient invitées s'étant fait, sans le savoir vraiment, une petite place dans l'intelligentsia salmissoise. On avait en effet fini par remarquer ces deux hurluberlues qui fréquentaient assidûment bars, librairie, et bibliothèque, trimballant un panier chargé de livres, d'un Thermos, d'un plaid et parfois d'un Scrabble.
Après avoir d'abord escaladé la rambarde de la terrasse pour profiter de la vue en fumant « une p'tite clope » puis marqué une halte sur le perron afin d'essuyer le noir qui dégringolait des yeux de B et de tirer sur la jupe de P qui remontait par frottements de collants, les deux amies mirent chacune un chewing-gum anti-stress dans leur bouche et franchirent le seuil. Dans le salon décoré façon design, quelques parisiens repérables à leurs bottes en plastique et à leur tenue suffisamment décontractée pour évoquer une campagne de publicité et l'association Nos Amis les Mots sur son trente-et-un tentaient, verres dans un main, sablés au pavot dans l'autre, de faire connaissance sans trop s'éloigner ni du buffet ni des banalités d'usage. Les parisiens étaient particulièrement séduits par les silences et l'horizon, s'étonnaient aussi de la présence d'un cinéma d'art et d'essai, cependant que les acteurs culturels locaux ne pouvaient s'empêcher de s'attarder qui sur la météo qui sur la pétition anti-éoliennes qui circulait ce mois-ci. Le jeune instituteur de Saint-Vit sauta au cou des deux jeunes femmes achevant de les mettre à l'aise lorsqu'il les présenta à un danseur contemporain comme des conteuses hors pair. B se réfugia près du buffet. P qui cherchait à la suivre fut arrêtée dans son élan par l'éditeur en verve de compliments qui qualifia sa tenue de « look délicieusement rock'n roll » approuvé par un comédien de théâtre national et un graphiste à lunettes vertes. Ne sachant vraiment pas quoi répondre, P sourit bravement. Elle parvint à rejoindre B qui, un verre de vodka à la main vidait son sac à la recherche des chewing-gum anti-stress.
« C'est pas toi qui les a ? »
Elles entamaient un tête-à-tête rassurant lorsque P s'assit sur un tabouret. C'était en fait une lampe. B se précipita pour empêcher la chute conjuguée de son amie et du mobilier qu'elle sentait coûteux. Son sac se renversa et s'échappa le gros tintement d'une clef de dix sur le carrelage immaculé.
« Tiens tiens, on trouve décidément toutes sortes de choses dans le sac à main d'une femme, gloussa le comédien de théâtre national.
- Hinhin, répondit P.
- C'est pour mon essuie-glace, voulut s'expliquer B.
- Tiens donc.
- Ben oui, il cesse de fonctionner parfois.
- Notamment quand il pleut, rajouta P en relevant la lampe basse.
- J'aime ce côté rationnel, intervint le danseur contemporain.
- C'est quand même plus pratique un essuie-glace qui fonctionne quand il pleut.
- Par exemple sur l'autoroute. »
La maîtresse de maison vint mettre fin aux présentations en annonçant que le repas était servi, ce qui réjouit chacun.
La conversation tournait sur le coût des assurances. Les hôtes racontèrent une histoire d'accrochage sur la place de l'église.
« Sonia réussit mieux les verrines que les créneaux, pouffa l'éditeur la bouche pleine de mousse d'avocat, tapotant délicatement une serviette sur sa lèvre inférieure. B sursauta.
- Tu as entendu ? tenta-t-elle de glisser à P.
- Non, répondit son amie empourprée, saisissant son verre de vin.
- La demoiselle à la clef de dix semble choquée par votre remarque Henri, lança malicieusement le danseur contemporain. Le verre de B pencha vers la nappe blanche, elle le rattrapa à temps.
- C'est-à-dire que ça ne me paraît pas très... euh... contemporain.
- Carrément pas, bougonna P quelques assiettes plus loin. Puis plus fort, d'un ton qu'elle voulait poli et détaché :
- Ça me rappelle ma grand-mère qui refusait qu'on touche à la mayonnaise certains jours du mois.
- Heureusement les moeurs évoluent.
- Il y a de plus en plus de femmes qui conduisent des camions.
- Et de jeunes pères qui poussent des poussettes.
- Et qui se maquillent.
- Ça n'a rien à voir.
- Avouez que parfois on ne sait plus qui est qui.
- Et les enfants dans tout ça ? La liberté sexuelle a du bon mais quels repères pour les enfants ?
- Ben oui.
- Mais de quoi parle-t-on ?
- L'homosexualité affichée, reconnue, voilà un grand pas dans l'évolution des moeurs. Mais des homosexuels adoptant des enfants, où va-t-on ?
- Mais vous mélangez tout.
- Parce que, l'égalité des sexes, d'accord, évidement même dirais-je, mais le monopole de la mise au monde reste quand même le fait de la femme.
- On s'en fout.
- Bien-sûr que non. N'allez pas me dire qu'une femme peut charrier des sacs de ciment !
- Arrêtons les âneries. Je veux dire, quoi que l'on pense, aussi ouvert d'esprit soit-on, on butera toujours sur l'aspect physique. Une femme est plus faible physiquement parlant.
- Ou moins forte.
- Vous avez picolé ou quoi ?
Le vin aidant, B avait les joues rouges, tandis que quelques chaises plus loin, P portait ses yeux fiévreux tantôt sur l'éditeur échauffé, tantôt sur un peintre n'utilisant que des peintures biologiques, tantôt sur le plat de crevettes au cognac qu'on ne lui passait toujours pas.
« Les femmes ont tout ce qu'elles veulent maintenant, articula l'éditeur, un morceau de carapace de crevette entre les incisives.
- Absolument. Le permis, le droit de vote, elles font à peu près les mêmes métiers que les hommes, enfin ceux dans lesquels elles sont à l'aise naturellement, dit le peintre biologique en hochant la tête.
- Il y a même des femmes ministres, ajouta une danseuse contemporaine. »
L'arrivée du canard à l'orange soulagea quelques-uns des convives. Un bruit de couverts et de mastication s'en suivit. B aurait bien ajouté discrètement un chewing-gum anti-stress à ce qu'elle avait dans la bouche. Autour de la table, on agitait maintenant fourchettes, couteaux et verres.
« Délicieux Sonia » lança la présidente de Nos Amis les Mots. Et chacun s'extasia un moment.  
Un professeur de lettres qui avait d'abord souhaité être poète avant de se découvrir une passion pour l'enseignement qui le conduisait régulièrement à la dépression nerveuse, reprit, en se calant dans sa chaise l'air content de lui :
« La cuisine est un art, tout autant que le littérature. En cela il y aura eu dans l'histoire plus de femmes effectivement productives qu'il n'y en a dans le Lagarde et Michard ou dans les musées, huhuhu, et je propose de porter un toast - il fit une pause, ménageant son effet - à notre charmante hôtesse qui allie si bien charmes de la table et amour de la littérature. »
Les verres se levèrent, pas tous avec le même enthousiasme. L'hôtesse rougissante accepta l'hommage et proposa de trinquer à la création en général.
P sentait qu'elle chauffait. Elle y voyait encore tout à fait clair mais il lui semblait que certaines choses changeaient de place lorsqu'elle tournait la tête. Elle regarda le professeur de français, songeuse. Soudain elle se mit debout, et levant son verre :
« Aux femmes qui font leur bois, portent des sacs de ciment, contribuant ainsi à la société bien autant que celles qui cuisinent. Aux femmes qu'on a empêché de créer et de bâtir en leur enseignant la couture et l'art de plaire. »
Des couverts furent lâchés, des déglutitions interrompues, quelques toussotements couvrirent un « Oh » un peu choqué de Sonia et le « Aah » enthousiaste de l'adjointe à la culture, ancienne soixante-huitarde qui élevait des chats, connaissait par coeur Simone de Beauvoir ainsi que Violette Leduc mais refusait d'ouvrir un essai de Sartre ou un roman de Camus.
« Je dis ça en toute amitié, dit P en se rasseyant pas tout à fait au milieu de la chaise. Nous sommes entre gens cultivés qui utilisent leurs cellules grises. » ajouta-t-elle en trinquant avec l'instituteur de Saint-Vit qui ne savait si c'était figue ou raisin.
Un type qui publiait à compte d'auteur des poèmes sur l'amour dont P et B avaient plus d'une fois ricané mesquinement, s'éclaircit la voix avant de tonitruer :
« Mais enfin, êtes-vous en train de sous-entendre qu'il n'y pas de différences entre les femmes et les hommes ? Ma mère a élevé avec patience et affection huit enfants, ce dont mon père aurait été bien incapable, pendant que lui construisait efficacement des maisons de plus en plus grandes et subvenait à nos besoins croissants, ce dont elle aurait été bien incapable...
- Votre vocabulaire illustre et gâche votre pensée, s'insurgea B, patience et affection pour la mère, efficacité pour le père. Vous catégorisez les gens, vous les enfermez dans un cadre trop serré pour que s'y glisse la moindre nuance.
- Tout à fait ! s'énerva l'adjointe à la culture, on connaît le rapport des hommes avec leur mère, il n'y a qu'à ouvrir un livre d'Albert Cohen, la littérature est patriarcale parce qu'on a censuré les femmes.
- Et Camille Claudel ? Et George Sand ? Enfin ! Il y en a des femmes artistes! S'il n'y en a pas plus, c'est que génétiquement la création est plus une affaire d'hommes, lança quelqu'un.
- Il y a tout de même des métiers plus adaptés à chaque sexe. Prenez une puéricultrice. On ne mettrait tout de même pas un homme dans une crèche. Les enfants seraient perdus. Et puis c'est déplacé, enchaîna Jean-Luc Joujube en levant les yeux au ciel.
- C'est vrai, vous avez tout à fait raison, renchérit la libraire du coin, secrétaire de l'association Nos Amis les Mots, et puis avec ces histoires de pédophilie...
- Je ne comprend pas, intervint soudain B, si un homme éprouve l'envie de travailler avec des enfants ou une femme de devenir présidente d'une entreprise, pourquoi pas ?
P s'était penchée jusqu'à toucher son assiette pour hocher la tête en signe d'approbation en direction de B.
- On ne peut pas tout mélanger non plus. La douceur maternelle restera la douceur maternelle. Le sens des affaires c'est quand même plus du domaine de la virilité, lui répondit l'éditeur avec un sourire candide.
- Vous vous foutez du monde, s'écria P et B la regarda avec de gros yeux. Et par quel prodige les choses seraient-elles ainsi sclérosées ? D'où tenez-vous cette vérité hasardeuse ?
- Mais ma petite demoiselle, intervint le peintre biologique sur un ton paternaliste, l'histoire l'a prouvé : ça a toujours été ainsi, à part quelques rares exceptions seuls les hommes sont aptes à exercer le pouvoir. Il en va ainsi depuis des siècles.
B bondit, la fourchette à la main :
- Des siècles de patriarcat oui ! et elle s'étrangla car elle n'avait pas fini sa bouchée de canard. Un jeune écrivain lui tapota gentiment le dos.
- Votre révolte est d'un autre âge, les années soixante-dix sont passées mesdames. Vous faites du tort au sexe féminin en vous comportant comme des viragos, susurra une sculpteure d'animaux gentils.
- Regardez Sonia, ajouta l'éditeur du canard sur le menton, c'est une perle d'intérieur, c'est elle qui a tout décidé concernant l'aménagement de cette maison où il fait si bon vivre. Et des mes bureaux à Paris. C'est une secrétaire hors pair, c'est grâce à elle si je suis arrivé aussi haut socialement parlant, et l'éditeur envoya un baiser gras du bout de ses doigts luisants à sa femme qui souriait la tête penchée sur le côté, mais ne lui parlez pas de prendre des décisions d'importance !
- Oh non, surtout pas, gloussa-t-elle.
- D'ailleurs elle n'aurait pas le temps, ricana l'adjointe à la culture.
- Je veux dire, c'est naturel. La reproduction, c'est naturel. L'homme copule pour se reproduire, c'est comme ça depuis toujours. Deux hommes se sodomisant, dites-moi où y a t-il reproduction là dedans ! Je suis désolé, ça n'est pas naturel. A la limite, deux femmes...
- Ah parce que deux femmes se reproduisent en copulant ?
- Je n'ai pas dit ça. Mais c'est plus dans l'ordre des choses. Instinctivement, elles cherchent à se rassurer, je ne sais pas moi. Et puis c'est plus doux, plus poétique.
- Et puis surtout ça flatte vos fantasmes sexuels.
- Mais vous le savez bien très chères, qu'au fond, on ne pourrait pas se passer de vous.
- Ben je vois pas trop comment de toutes façons.
- Allons, c'est vous qui avez le pouvoir, et depuis longtemps. Ne serait-ce qu'au fond des boudoirs et des alcôves, les femmes ont toujours su mener le monde.
- Vous n'avez pas le monopole de la pénétration !
- Absolument ! D'ailleurs la vente des sex-toys a pris un essor considérable.
- Vous dérapez complètement.
- Avec tous vos charmes, vous savez parfaitement nous mener par le bout du nez.
- Du nez, vous êtes sûr ?
- Désirez-vous du Roquefort ?
Une avalanche de fromages coïncidant avec l'ouverture d'une caisse de Hautes Côtes de nuits millésimé résorba un moment les aigreurs. On mit les clichés sexistes sur le bord de l'assiette au profit de commentaires géopolitiques concernant principalement la production laitière française. On effleura du bout des lèvres la question technique de la pasteurisation. L'ombre d'une dissension faillit montrer son nez crochu lorsque Joujube levant les yeux au ciel s'exclama dans un soupir découragé que « rien ne valait les fromages normands. »
Mais une lune pleine se révélant par la baie illumina la terrasse. L'atmosphère allégée se figea un instant.
Après que cette lune eut donné lieu à des commentaires esthétiques - ainsi, on ne sait comment, qu'à une imitation des Deschiens qui avait déjà fait rire la France entière des années auparavant par le professeur théâtreux - on s'attaqua à la mondialisation, au commerce équitable et à la mousse aux trois chocolats que Sonia venait de déposer accompagnée d'un panier d'osier rempli de cookies maison qui fit jubiler la sculpteure d'animaux gentils. On s'attarda un moment sur la disparition des savoir-faire d'antan et « on nous fait vraiment plus bouffer que de la merde » fut prononcé plusieurs fois à différents endroits de la table. Cette phrase reçut l'assentiment général. Quelque part au bout de la nappe blanche quelqu'un proposa un café gourmand. B ne l'entendit pas, P le perçut comme au travers d'une porte capitonnée, la main droite crispée sur les chewing-gums anti-stress que B la suppliait du regard de lui faire parvenir sous la table. Une prune et une poire maison circulaient sous l'égide du jeune instituteur de Saint-Vit qui s'efforçait d'en emplir tous les verres, arrosant parfois l'un des convives au hasard d'un geste particulièrement enthousiaste.
Le poète nostalgique eu la malencontreuse idée de se glisser aux côtés de P dont le coude ne trouvait plus le rebord de la table. Il l'informa qu'il avait du mal à comprendre pourquoi une jeune femme aussi charmante et cultivée refusait de se rendre compte qu'elle passait à côté de l'amour, et au fond de la vie, en refusant la réalité de la différence entre les deux sexes.
« Vous semblez nous souhaiter une société d'hermaphrodites mais nous sommes bien des êtres sexués et...
- Mais il me gonfle, hurla P. Elle se leva. Un troupeau d'anges saisit la moitié des convives par les cheveux, l'autre par les sourcils. Elle se rassit.
- Oh oh, nos deux petites nouvelles semblent un tantinet agacées, dit en souriant ingénument l'éditeur.
- Un manque d'entraînement concernant les débats philosophiques sans doute, souffla le peintre biologique.
- Philosophiques ? s'écria P.
- Philosophiques ? répéta B, ce salmigondis d'inepties ? Ce cancanage d'atrophiés du bulbe ? hurla-t-elle l'esprit troublé par la discussion et par le fait que ses gestes n'étaient plus tout à fait coordonnés à ses pensées.
- Et vous prétendez être l'élite ? fulmina P.
- Et vous prétendez être l'élite ? répéta consciencieusement B, vous êtes des esprits bornés, installés dans votre confort de pensée, vous êtes des cons jouant la comédie de l'ouverture d'esprit.
- Moi qui croyait que les hauts plafonds étaient faits pour les hautes pensées! P se trouvait de nouveau debout appelant par là à la rescousse (consciemment ou non) un de nos grands écrivains, comment pouvez-vous vous vautrer dans le cliché à ce point ? Vous avez la bouche luisante de beurre et les idées graissées au lieu commun ! Où va l'humanité si les gens éclairés se goinfrent de complaisance ?
B tira brutalement sa chaise en arrière et lança sa clef de dix au milieu de la table :
- Mesdames messieurs nous ne vous saluons pas.
- On s'arrache ?
- Certes. »
Les anges marquèrent une pause, quelques verres arrêtés entre la nappe tachée et les bouches bées, puis suivirent les deux amies dans la traversée du vestibule et refermèrent la porte derrière elles. Un poing frappa la table, balayant l'outrance et le désespoir des deux amies, raffermissant un flot de pensées de bond droit, relançant ce débat mort qui semblait sans fin.
« Quand une femme veut quelque chose, elle sait l'obtenir. Quelques caresses et hop, c'est dans la poche.
- C'est le sexe qui domine le monde.
- Et quoi de plus beau qu'une mère donnant le sein à l'enfant qu'elle a protégé pendant neuf mois et qui, les yeux éblouis par tant d'amour, sourit aux anges. Alors excusez-moi, mais toutes les sculptures de Camille Claudel peuvent aller se rhabiller. Elles ne sont RIEN à côté de cela. »
Elles n'entendirent pas ces répliques. Elles descendaient le perron en silence.
« N'importe quoi, finit par lâcher B au volant.
- Dans notre société on est sans cesse rabaissé par les médiocres. »


Un soir de juin, B, une assiette de pâtes à la main, contemplait la bibliothèque de P. Des lives empilés en tour de Pise bourrés de morceaux d'enveloppes, de fétus de paille, de post-it en guise de marque-page. Assise à la table, P rejetait rageusement une série de bouquins de comptines après les avoir consulté fébrilement.
« Y'a rien. J'trouve pas.
- Cette entreprise n'obtient pas le succès escompté, dit B songeuse.
- De quoi ?
- Ne serions-nous pas en train de nous métamorphoser en Don Quichotte luttant contre les moulins à vent ?
- Tu plaisantes ? Tu t'en rends compte maintenant seulement ?
- Ah bon, tu le savais toi ?
- Plus ou moins. Je ne trouve rien qui puisse coller pour les gamins là.
- On n'a qu'à se débrouiller.
- Oui, c'est-à-dire ?
- Ben, si on ne trouve rien qui se rapporte au sujet, on n'a qu'à les écrire nous les comptines.
P posa le recueil dans son assiette de pâtes.
- Tu veux dire...
- Et les noms d'auteur, on les, comment dirais-je, invente.
- On trouve des consonances russes, italiennes, japonaises, c'est pas compliqué.
- On fait des faux quoi !
- Ben oui, on trafique un peu juste.
- Et puis si ça se trouve on pourrait s'en faire publier.
B se resservit une assiettée.
- Faut voir. Mais sûr que ça va être intéressant.
- Tu parles, exaltant. »
On posa les assiettes de pâtes sur les livres. On sortit cahiers et stylo. Et tard dans la nuit, B et P enfourchèrent leur nouveau cheval de bataille et décidèrent de changer de moulins à vent. Elles allaient écrire et le monde n'avait qu'à bien se tenir.