Chapitre
X
« Où
l'on voit B et P pleurer dans le couloir »
Au temps de
leur glorieuse cohabitation parisienne, l'un des nombreux débats
concernait le port de corrections visuelles. P était hypermétrope,
B myope. P portait des lunettes le matin et des lentilles la journée,
pas B. Elle possédait certes depuis quinze ans une paire de lunettes
dite « de secours » : violettes, réparées au scotch sur
les côtés et à la ficelle sur le nez. Il arrivait qu'elle porte
également de la patafix sur les oreilles pour les aider à tenir. Si
B avait grandi, les lunettes, elles, non. On sait que certaines
activités quotidiennes exigent que l'on se penche. Il est
contrariant de ramasser ses lunettes dans son bol de soupe, difficile
de les chercher à tâtons sous une baignoire, périlleux de tenter
de les rattraper au vol par la fenêtre.
Ce qui
irritait le plus P était moins la situation en elle-même que la
théorie qui en était à l'origine. Non que P fut rétive à suivre
les raisonnements de son amie, mais celui-ci lui paraissait
complètement fantaisiste. L'une des théories générales de P était
que la vie étant compliquée l'on se doit de se la simplifier, dès
que ce faisant on n'écorne aucun principe vital. B ne supportait pas
que son amie soit hermétique à sa vision -si l'on peut dire- des
choses. Elle soutenait n'importe où et n'importe quand que les
corrections visuelles sont des béquilles, qu'il ne fallait en aucun
cas se reposer sur leur utilisation aliénante. De plus elle
affirmait que son brouillard lui convenait car il lui permettait
d'être sélective et d'échapper ainsi à certaines pollutions dans
le paysage.
Depuis ce
jour où P avait renversé leurs deux kirs sur les genoux du
consommateur voisin en criant «A ton niveau, ce n'est plus de la
sélection c'est de la transformation ! », il était entendu
qu'on éviterait dorénavant de relancer le débat.
Or par un
après-midi pluvieux, B contemplait tristement la rue luisante par la
fenêtre du petit appartement du 75 ter rue des Lilas. P, vautrée
sur un fauteuil de Golf se goinfrait de chips, sa collection de
Calvin et Hobbes étalée autour d'elle.
« Oh,
s'exclama soudain B.
- Quoi ?
grommela P.
- Regarde,
ça ne serait pas Thierry La Grosse Clef sur le trottoir d'en face ?
P se
précipita à la fenêtre en jurant, bouscula B, observa le quidam
puis repartit déçue à son fauteuil.
- Absolument
pas, c'est notre voisin du dessous, mets tes lunettes ma vieille.
- Hin hin,
ricana B en réajustant la patafix.
P se
replongea dans sa lecture et dans ses chips. Un quart d'heure passa,
B changea de fenêtre, P entama un autre Calvin et Hobbes
- Et ça
fait combien de temps que tu les as ces lunettes ?
- Ben j'sais
pas, pas si longtemps.
P regarda
d'un air dubitatif le scotch ajouté ce jour à la monture de travers
dont il manquait maintenant la moitié d'une branche.
- Nan mais
je veux dire depuis quand n'es-tu pas allée voir un ophtalmologiste
?
- J 'sais
pas cinq ans, huit ans. Je ne sais plus...
- Bon
t'étais encore à l'école ? s'agaça P.
- Ah mais je
ne sais plus qu'est-ce que ça peut faire ? s'emporta B.
- Le fait de
te voir prendre cinq lampadaires par mois, de t'écouter me parler
des affiches du théâtre de la Madeleine quand il s'agit de celles
du théâtre du Châtelet, de t'observer chercher par terre le
timbre rouge qui se trouve au milieu de la table verte du couloir
m'incite à penser que tu as vraiment besoin d'une solide révision.
- On le
saura.
B prit le
paquet de chips et s'avachit sur le lit de P qui lui jeta un regard
tendu.
- Bon c'est
vrai, reconnut B, mais que veux-tu j'aime mon brouillard, j'y suis en
sécurité.
- Ce n'est
pas bon pour ton avenir ma p'tite, répondit P en fronçant les
sourcils à la vue des miettes qui s'échappaient des mains de B, et
puis tu loupes de vraiment belles choses, poursuivit-elle.
B se releva
brutalement, renversant le paquet.
- Comment ça
?
P sentit
qu'elle tenait le cheveux qui deviendrait fil pour devenir corde pour
finir enfin en filin d'acier. Alors tout y passa : le regard
« tellement humaniste » de Georges Duby sur les photos
alors que B, elle, ne voyait qu'un air paternel, les mimosas sur la
peinture de Bonnard qu'on aurait dit fait d'un mélange de miel et de
chips alors que B n'y voyait qu'un chouette jaune, les bonhommes
blancs de Ménager qui couraient le long des murs de la Petite
Ceinture alors que B ne voyait que des silhouettes immobiles, et la
petite fossette du quincailler, tellement charmante.
- Quoi ?
-
Parfaitement, sur le côté gauche de sa bouche.
- Quelle
gauche ?
- La nôtre.
- Tu en es
sûre ?
-
Parfaitement.
- Tu n'as
pas le droit de détenir une information sur le quincailler que je ne
possède pas. »
Et c'est
peut-être ce qui décida B à prendre rendez-vous séance tenante
tandis que P, enfouie dans son Calvin et Hobbes et son troisième
paquet de chips, souriait mesquinement.
Trois
semaines plus tard, B radieuse guettait P sur le trottoir. Elle lui
fit de grands signes en même temps qu'elle courait vers elle puis
réajusta avec un brin de coquetterie une paire de lunettes rouges.
« Hé,
je t'ai vu arriver depuis le coin du parc carrément. Regarde.
Elle sortit
de son sac deux boîtes de lentilles jetables à la journée.
- C'est pour
faire un essai. Je me suis dit que j'étais peut-être un peu
brouillon pour utiliser celles qui durent un mois
- Tu as
raison. »
Le
lendemain, B sortit de la salle de bains en hurlant :
« Du
premier coup ma vieille ! Je les ai mises du premier coup !
-
Félicitations, marmonna P, pourquoi tu marches la tête en arrière
?
- J'ai peur
qu'elles tombent. »
Ce soir là
elles se retrouvèrent au cinéma puis décidèrent de rentrer à
pieds. A la moitié du chemin, P s'exclama :
« T'étais
peut-être moins pénible quand t'étais aveugle finalement.
B éclata de
rire.
- Tant pis
pour toi ma p'tite, lorsqu'on tire du vin, il faut le boire jusqu'à
la lie. »
Et elle
continua à gambader en commentant tout ce qu'elle voyait. Tout.
Chaque affiche, chaque fenêtre allumée, chaque réverbère, chaque
véhicule tout en haut ou tout en bas de la rue.
Enfin
arrivée au 75 ter, P souffla et partit s'enfermer dans sa chambre. B
toqua :
« Eh
dis je me rends compte que si je faisais moins souvent le ménage que
toi, c'est parce que je ne voyais pas les taches, je nettoie la
cuisine là. »
P se mit Les
Quakes car le ménage de B était bruyant et entrecoupé
d'exclamations variées :
« Oh,
il est là, le thé Tuo Cha », « Tiens on a des voisins
homo en face là », « Ola mais on distingue carrément la
Tour Eiffel »
Elle toqua à
la porte.
« Bonne
nuit ma vieille.
- Bonne
nuit. »
On
n'entendit plus rien. Une demi-heure après elle toqua de nouveau,
les yeux rouges.
« Euh
dis comment ça s'enlève ?
- Je t'ai
expliqué, tu fais pareil que quand tu les mets, tu ouvres grand et
ensuite tu pinces délicatement entre tes doigts, tu tires, ça vient
tout seul.
- Ça vient
pas.
- Mais si.
- Mais non.
- Mais si.
…..
- Bon
attends je vais te montrer. »
P s'extirpa
de Trois hommes dans un bateau et
de son fauteuil de Golf, B la suivit dans la salle de bains, où P
retira ses lentilles non sans commenter chacun de ses gestes.
« Allez,
à toi.
- Reste là
s'il-te plaît.
- Relave-toi
les mains, ne laisse pas de savon, ne ferme pas les yeux, oui voilà
le mouvement est bon.
- Ça fait
mal.
- Mais non.
- Mais si.
- Mais non.
- Allez
c'est pareil que pour les mettre, tout pareil.
- Mais non.
- Mais si.
- Ça fait
mal, j'y arrive pas, je vais rester toute ma vie avec, ça va
empêcher mes yeux de respirer je vais devenir aveugle tu seras
obligée de m'accompagner partout. Tu ne m'abandonneras pas quand je
serai aveugle, hein ? dit B qui affichait un air entre la chouette
effarée et le chien aux yeux pleurant.
P soupira
plusieurs fois.
- Bon ben je
vais le faire.
- Quoi ?
bredouilla B.
- Eh bien je
vais te retirer tes lentilles.
- Tu veux
dire que tu vas mettre tes doigts dans mes yeux ?
- Ah ne fais
pas l'enfant ! » s'emporta P.
Elles
allèrent s'installer à la table verte du couloir. B la tête en
arrière devait fixer avec attention un repère sur le plafond.
Chaque fois que P avançait les doigts, B fermait les yeux.
- Arrête.
- Mais ça
fait peur.
- Mais non.
- Mais si.
- Ouvre les
yeux bon sang !
- Mais je ne
fais que ça, couina B.
P réussit
enfin à saisir une lentille. B hurla.
- Ça fait
mal.
- Mais non.
- Mais si.
- One point
! A l'autre maintenant.
- Non tant
pis, je préfère être aveugle d'un oeil, c'est nul, c'est vraiment
nul ces trucs, c'est barbare.
- Mais non.
- Mais si.
- Tu restes
là et tu me laisses t'enlever l'autre sagement.
- Jamais de
la vie, ça fait trop mal.
- Ah je t'en
prie, hein, la situation est suffisamment ridicule comme ça, ouvre
les yeux !
- Ben j'suis
au max là, j'en peux plus j'ai envie de fermer les yeux. Si je
mettais une allumette pour les garder ouverts ?
- On n'est
pas dans Orange mécanique. »
Bien plus
tard dans la soirée, après quelques hurlements et le triomphe de P
sur le deuxième oeil de B, on décida de s'offrir une petite bière
et quelques poèmes pour se remettre.
« Comment
ferions nous l'une sans l'autre ? dit B, les yeux écarlates et les
paupières gonflées.
-
Autrement. » répondit P, laconique.