mercredi 15 mai 2013


Chapitre X
« Où l'on voit B et P pleurer dans le couloir »

Au temps de leur glorieuse cohabitation parisienne, l'un des nombreux débats concernait le port de corrections visuelles. P était hypermétrope, B myope. P portait des lunettes le matin et des lentilles la journée, pas B. Elle possédait certes depuis quinze ans une paire de lunettes dite « de secours » : violettes, réparées au scotch sur les côtés et à la ficelle sur le nez. Il arrivait qu'elle porte également de la patafix sur les oreilles pour les aider à tenir. Si B avait grandi, les lunettes, elles, non. On sait que certaines activités quotidiennes exigent que l'on se penche. Il est contrariant de ramasser ses lunettes dans son bol de soupe, difficile de les chercher à tâtons sous une baignoire, périlleux de tenter de les rattraper au vol par la fenêtre.
Ce qui irritait le plus P était moins la situation en elle-même que la théorie qui en était à l'origine. Non que P fut rétive à suivre les raisonnements de son amie, mais celui-ci lui paraissait complètement fantaisiste. L'une des théories générales de P était que la vie étant compliquée l'on se doit de se la simplifier, dès que ce faisant on n'écorne aucun principe vital. B ne supportait pas que son amie soit hermétique à sa vision -si l'on peut dire- des choses. Elle soutenait n'importe où et n'importe quand que les corrections visuelles sont des béquilles, qu'il ne fallait en aucun cas se reposer sur leur utilisation aliénante. De plus elle affirmait que son brouillard lui convenait car il lui permettait d'être sélective et d'échapper ainsi à certaines pollutions dans le paysage.
Depuis ce jour où P avait renversé leurs deux kirs sur les genoux du consommateur voisin en criant «A ton niveau, ce n'est plus de la sélection c'est de la transformation ! », il était entendu qu'on éviterait dorénavant de relancer le débat.

Or par un après-midi pluvieux, B contemplait tristement la rue luisante par la fenêtre du petit appartement du 75 ter rue des Lilas. P, vautrée sur un fauteuil de Golf se goinfrait de chips, sa collection de Calvin et Hobbes étalée autour d'elle.
« Oh, s'exclama soudain B.
- Quoi ? grommela P.
- Regarde, ça ne serait pas Thierry La Grosse Clef sur le trottoir d'en face ?
P se précipita à la fenêtre en jurant, bouscula B, observa le quidam puis repartit déçue à son fauteuil.
- Absolument pas, c'est notre voisin du dessous, mets tes lunettes ma vieille.
- Hin hin, ricana B en réajustant la patafix.
P se replongea dans sa lecture et dans ses chips. Un quart d'heure passa, B changea de fenêtre, P entama un autre Calvin et Hobbes
- Et ça fait combien de temps que tu les as ces lunettes ?
- Ben j'sais pas, pas si longtemps.
P regarda d'un air dubitatif le scotch ajouté ce jour à la monture de travers dont il manquait maintenant la moitié d'une branche.
- Nan mais je veux dire depuis quand n'es-tu pas allée voir un ophtalmologiste ?
- J 'sais pas cinq ans, huit ans. Je ne sais plus...
- Bon t'étais encore à l'école ? s'agaça P.
- Ah mais je ne sais plus qu'est-ce que ça peut faire ? s'emporta B.
- Le fait de te voir prendre cinq lampadaires par mois, de t'écouter me parler des affiches du théâtre de la Madeleine quand il s'agit de celles du théâtre du Châtelet, de t'observer chercher par terre le timbre rouge qui se trouve au milieu de la table verte du couloir m'incite à penser que tu as vraiment besoin d'une solide révision.
- On le saura.
B prit le paquet de chips et s'avachit sur le lit de P qui lui jeta un regard tendu.
- Bon c'est vrai, reconnut B, mais que veux-tu j'aime mon brouillard, j'y suis en sécurité.
- Ce n'est pas bon pour ton avenir ma p'tite, répondit P en fronçant les sourcils à la vue des miettes qui s'échappaient des mains de B, et puis tu loupes de vraiment belles choses, poursuivit-elle.
B se releva brutalement, renversant le paquet.
- Comment ça ?
P sentit qu'elle tenait le cheveux qui deviendrait fil pour devenir corde pour finir enfin en filin d'acier. Alors tout y passa : le regard « tellement humaniste » de Georges Duby sur les photos alors que B, elle, ne voyait qu'un air paternel, les mimosas sur la peinture de Bonnard qu'on aurait dit fait d'un mélange de miel et de chips alors que B n'y voyait qu'un chouette jaune, les bonhommes blancs de Ménager qui couraient le long des murs de la Petite Ceinture alors que B ne voyait que des silhouettes immobiles, et la petite fossette du quincailler, tellement charmante.
- Quoi ?
- Parfaitement, sur le côté gauche de sa bouche.
- Quelle gauche ?
- La nôtre.
- Tu en es sûre ?
- Parfaitement.
- Tu n'as pas le droit de détenir une information sur le quincailler que je ne possède pas. »
Et c'est peut-être ce qui décida B à prendre rendez-vous séance tenante tandis que P, enfouie dans son Calvin et Hobbes et son troisième paquet de chips, souriait mesquinement.

Trois semaines plus tard, B radieuse guettait P sur le trottoir. Elle lui fit de grands signes en même temps qu'elle courait vers elle puis réajusta avec un brin de coquetterie une paire de lunettes rouges.
«  Hé, je t'ai vu arriver depuis le coin du parc carrément. Regarde.
Elle sortit de son sac deux boîtes de lentilles jetables à la journée.
- C'est pour faire un essai. Je me suis dit que j'étais peut-être un peu brouillon pour utiliser celles qui durent un mois
- Tu as raison. »

Le lendemain, B sortit de la salle de bains en hurlant :
« Du premier coup ma vieille ! Je les ai mises du premier coup !
- Félicitations, marmonna P, pourquoi tu marches la tête en arrière ?
- J'ai peur qu'elles tombent. »

Ce soir là elles se retrouvèrent au cinéma puis décidèrent de rentrer à pieds. A la moitié du chemin, P s'exclama :
« T'étais peut-être moins pénible quand t'étais aveugle finalement.
B éclata de rire.
- Tant pis pour toi ma p'tite, lorsqu'on tire du vin, il faut le boire jusqu'à la lie. »
Et elle continua à gambader en commentant tout ce qu'elle voyait. Tout. Chaque affiche, chaque fenêtre allumée, chaque réverbère, chaque véhicule tout en haut ou tout en bas de la rue.
Enfin arrivée au 75 ter, P souffla et partit s'enfermer dans sa chambre. B toqua :
« Eh dis je me rends compte que si je faisais moins souvent le ménage que toi, c'est parce que je ne voyais pas les taches, je nettoie la cuisine là. »
P se mit Les Quakes car le ménage de B était bruyant et entrecoupé d'exclamations variées :
« Oh, il est là, le thé Tuo Cha », « Tiens on a des voisins homo en face là », « Ola mais on distingue carrément la Tour Eiffel »
Elle toqua à la porte.
« Bonne nuit ma vieille.
- Bonne nuit. »

On n'entendit plus rien. Une demi-heure après elle toqua de nouveau, les yeux rouges.
« Euh dis comment ça s'enlève ?
- Je t'ai expliqué, tu fais pareil que quand tu les mets, tu ouvres grand et ensuite tu pinces délicatement entre tes doigts, tu tires, ça vient tout seul.
- Ça vient pas.
- Mais si.
- Mais non.
- Mais si.
..
- Bon attends je vais te montrer. »
P s'extirpa de Trois hommes dans un bateau et de son fauteuil de Golf, B la suivit dans la salle de bains, où P retira ses lentilles non sans commenter chacun de ses gestes.


« Allez, à toi.
- Reste là s'il-te plaît.
- Relave-toi les mains, ne laisse pas de savon, ne ferme pas les yeux, oui voilà le mouvement est bon.
- Ça fait mal.
- Mais non.
- Mais si.
- Mais non.
- Allez c'est pareil que pour les mettre, tout pareil.
- Mais non.
- Mais si.
- Ça fait mal, j'y arrive pas, je vais rester toute ma vie avec, ça va empêcher mes yeux de respirer je vais devenir aveugle tu seras obligée de m'accompagner partout. Tu ne m'abandonneras pas quand je serai aveugle, hein ? dit B qui affichait un air entre la chouette effarée et le chien aux yeux pleurant.
P soupira plusieurs fois.
- Bon ben je vais le faire.
- Quoi ? bredouilla B.
- Eh bien je vais te retirer tes lentilles.
- Tu veux dire que tu vas mettre tes doigts dans mes yeux ?
- Ah ne fais pas l'enfant ! » s'emporta P.

Elles allèrent s'installer à la table verte du couloir. B la tête en arrière devait fixer avec attention un repère sur le plafond. Chaque fois que P avançait les doigts, B fermait les yeux.
- Arrête.
- Mais ça fait peur.
- Mais non.
- Mais si.
- Ouvre les yeux bon sang !
- Mais je ne fais que ça, couina B.
P réussit enfin à saisir une lentille. B hurla.
- Ça fait mal.
- Mais non.
- Mais si.
- One point ! A l'autre maintenant.
- Non tant pis, je préfère être aveugle d'un oeil, c'est nul, c'est vraiment nul ces trucs, c'est barbare.
- Mais non.
- Mais si.
- Tu restes là et tu me laisses t'enlever l'autre sagement.
- Jamais de la vie, ça fait trop mal.
- Ah je t'en prie, hein, la situation est suffisamment ridicule comme ça, ouvre les yeux !
- Ben j'suis au max là, j'en peux plus j'ai envie de fermer les yeux. Si je mettais une allumette pour les garder ouverts ?
- On n'est pas dans Orange mécanique. »
Bien plus tard dans la soirée, après quelques hurlements et le triomphe de P sur le deuxième oeil de B, on décida de s'offrir une petite bière et quelques poèmes pour se remettre.
« Comment ferions nous l'une sans l'autre ? dit B, les yeux écarlates et les paupières gonflées.
- Autrement. » répondit P, laconique.