Où l'on voit B et P renoncer à une carrière politique
C'était au temps de leur
seconde cohabitation, au bout du chemin de terre du bout d'un petit
village. B occupait un emploi toute la journée, P un mi-temps. Elle
ne travaillait que l’après-midi et mettait un point d'honneur à
occuper une partie de sa matinée aux tâches du quotidien.
Le lundi soir, B entra
dans la cuisine chargée de sacs de courses. Jetant un coup d’œil
sur la table, elle s'exclama : « Tiens, une facture
d'électricité. J'ai l'impression qu'on n'a que ça en ce moment. »
Le mardi soir, B entra
dans la salle avec un panier rempli de livres : « Je suis
passée à la librairie. Tu sais, j'ai l'impression que la voisine me
regarde d'un drôle d'air. »
Le mercredi soir, B entra
dans le vestibule avec une boîte d’œufs : « Si on faisait des
crêpes ? Tu sais, il est spécial le voisin, on dirait qu'il
m'évite. »
Le jeudi soir, B entra
dans la salle d'eau avec un nain de jardin : « Tu ne devineras
jamais, je l'ai trouvé dans une poubelle. Tu sais, la vieille d'en
face, elle empêche son petit fils de me faire coucou maintenant. »
Le vendredi soir, B entra
dans le grenier avec une bouteille de Fleurie : « Allez ! Si on
fêtait notre collaboration ? Tu sais, le voisin d'à côté secoue
la tête en me regardant passer à présent. J'ai l'impression qu'ils
sont tous fous dans ce village. »
Le samedi matin, B, qui
s'en revenait du camion du boulanger très perturbée par le fait
qu'on avait fermé des volets à son passage dans la rue, retrouva P
qui prenait le café dans la courette.
« Je ne comprends
pas l'attitude du voisinage. On n'a pas fait de bruit pourtant. C'est
étrange.
Puis, voyant que le
visage de P se colorait petit à petit :
- Tu n'as pas fait, heu,
des trucs bizarres ces temps-ci ?
P se défendit
agressivement :
- Comme quoi je te prie
?
- Eh bien, je ne sais
pas, te balader avec ta robe à paillettes ou mettre les Sex Pisols à
fond par exemple.
- Je ne suis pas une
adolescente attardée si c'est ce que tu veux dire.
- Oh je t'en prie, ne le
prends pas comme ça. »
S'effrayant toutes deux
du ton qui était monté malgré elles, elles se turent,
toussotèrent, puis se resservir mutuellement du café.
« Il va faire beau
aujourd'hui.
- Oui. Tiens, j'entends
le facteur. »
Ce fut à ce moment comme
si le ciel s'écrasait dans la courette de leur maison, comme si le
temps tremblait, comme si chaque chose prenait une importance
considérable. P se leva vivement. Puis se rassit. Puis se releva.
Puis se rassit.
« Bouge pas j'y
vais, claironna B.
- Non. » hurla P.
B se rassit lentement,
sans quitter P du regard. Puis elle remua son café qu'elle ne
sucrait jamais. Le tintement de la petite cuillère contre la
porcelaine devint rapidement insupportable.
« On a tout le
temps d'aller chercher le courrier » finit par articuler
péniblement P.
B, songeuse, roulait sa
cigarette. Puis elle l'alluma. Puis elle fuma. Tout en tapotant d'un
air désintéressé sa cendre au-dessus du bocal de confiture, elle
demanda doucement :
« Quelque chose ne
va pas ? Tu veux qu'on en parle ? »
Cette perche tendue eut
pour avantage de faire céder le barrage de sanglots retenus chez P.
« Mais que se
passe-t-il ? bégaya B. Ne me cache rien, qu'est-ce que tu as fait ?
- Mais rien ! »
hurla P en s'enfuyant dans la grange.
Un quart d'heure passa.
B, immobile, assise à la table du jardin, fumait dans un abîme de
perplexité. Elle se décida à aller frapper à la porte de la
grange.
« Je ne comprends
rien à ce qui se passe. Dis-moi quelque chose, éclaire-moi un
peu. »
Depuis la grange, B
aperçut le facteur garé un peu plus loin qui fumait une cigarette,
tout seul, appuyé sur son coffre. Il avait l'air d'attendre
quelqu'un. Devant le mutisme de P, elle retourna s'asseoir. Au bout
d'un moment la porte de la grange s'ouvrit lentement. P en sortit. B
laissa tomber sa cigarette dans la confiture. P portait un vieux
sweat dont elle avait remonté la capuche. Des gants de chantier
scotchés au gaffer sur les manches. Un foulard qui lui couvrait le
nez et la bouche. Et par-dessus tout ça, devant les yeux, la grille
de protection de la débroussailleuse.
« Faferayen
quechesplique, chais monter.
- Hein ? Pardon ?
- Ien oi.
- Je ne comprends rien,
je vais pas tarder à flipper, fais un effort. »
P baissa le foulard sur
son menton :
« Y'a un truc qui
pique dans la boîte aux lettres. Mais surtout ne panique pas, j'ai
trouvé la solution. »
Et elle se dirigea sans
plus tarder jusqu'à la dite boîte aux lettres pour en extirper à
l'aide d'un tisonnier une facture de téléphone. B, penchée,
suivait attentivement le cours des opérations et aperçut de loin le
facteur qui s'esclaffait.
P revint jusqu'à la
table de jardin accompagnée de cinq abeilles qui se ruèrent sur le
bocal de confiture. Soulagée, B dit tranquillement :
« Il doit y avoir
un nid.
- C'est plus que
probable » répondit P en soulevant la grille qui cachait sa
figure. Puis se tournant vers la voisine qui l'observait par-dessus
le muret, elle effectua un gracieux bras d'honneur.
« Ça ne va pas
faire remonter notre cote de popularité dans le village, nota B en
resservant du café.
- On s'en fout, on comptait pas se présenter aux élections
municipales » répondit P.