Chapitre
III :
Où
l'on voit B et P à la recherche du temps perdu
C'était
peu après que B et P soient revenues vivre à la campagne. Elles
n'avaient pas encore de travail, les cent un mille projets grandioses
auxquels elles devaient s'atteler n'étant pas encore bien clairs,
s'en suivit une période de désœuvrement et de traînassage qui fut
courte mais intense.
Ce
jour-là, P avait pensé retrouver B au Bar de la Poste, avec
l'intention de s'organiser pour leurs projets futurs. Elle tenait
aussi absolument à avoir son avis sur la fin de « Mal de
pierre » de Miléna Agus. B s'était empressée de répondre à
l'appel : elle souhaitait avoir l'avis de P sur une petite robe tout
récemment trouvée à Emmaüs, mais peut-être un peu courte pour
son âge. « Est-ce que je ne fais pas vieille-qui-veut
-passer-pour-une-jeune ? », se tracassait-elle. Et seule P
aurait une réponse à la hauteur.
Au
bout d'une rue pavée, à l'angle de la ruelle de l'abreuvoir et du
chemin de la fosse, pile face à la poste : le Bar de la Poste. A dix
heures le matin, radio Nostalgie, les trois lycéens gothiques et les
habitués du petit blanc au comptoir contribuaient à l'atmosphère
que P et B trouvaient pittoresque. B avait des gougères, P le
journal.
Il
était dix heures trente, elles conversaient passionnément autour de
deux grands cafés. P, tapotant vigoureusement la couverture de « Mal
de pierres », B, remontant régulièrement avec énergie les
bretelles de sa robe qui tombaient sans arrêt, inspectant les
alentours pour vérifier que cela restait discret.
« Bon,
on s'y met ?
-
On s'y met. »
Elles
sortirent, non sans farfouillements, cahiers et stylos de leurs sacs.
P eût l'occasion de faire remarquer à B, que ce c'était sa
k7 qu'elle était en train de rejeter négligemment. B rougit, elle
promit de lui rendre bientôt ; mais franchement, depuis le temps
qu'elle-même détenait son dvd « des petites marguerites »
...
« Dis,
c'est pas bientôt la pleine lune ? »
Midi
sonna à la collégiale, les cahiers étaient ouverts, celui de P
avait reçu du café, B avait rangé ses stylos dans sa trousse.
« On
n'a plus le temps là.
-
Oh ben non, il est tard déjà. Qu'est-ce qu'on fait ? »
B
dirigea alors son regard vers le fond de la salle.
« T'as
déjà essayé ça ? »
P
regarda un instant la porte des toilettes, intriguée. Elle se tourna
vers son amie, puis regarda de nouveau la porte. Vraiment, elle ne
savait pas quoi répondre.
« Tu
vas reboire un café avant d'y aller ? » demanda-t-elle d'un
air détaché en se dirigeant vers le comptoir.
-
Euh, ça dépend , répondit B, étonnée.
-
Ecoute je t'en commande un, hein, et tu le bois si tu veux. »
Attablées
devant leurs cafés fumants, il y eut un moment de silence que ni
l'une ni l'autre n'osait interrompre car chacune était gênée par
la question qui lui venait aux lèvres.
Remontant
sa bretelle gauche, B se lança :
« En
fait, tu n'aimes pas le flipper ...
-
Pardon ? Le quoi ? Mais, mais, euh mais si, enfin je crois... mais,
pourquoi ? » s'alarma P. Elle balaya la salle du regard pour
échapper à celui de B qui s'était mise à la dévisager avec une
curiosité teintée de méfiance. Juste à côté de la porte des
toilettes, apercevant soudain un flipper, elle éclata d'un rire
incontrôlé.
« Quoi
? Qu'est-ce qu'il y a ? ». B paniquait.
Elle
se regarda dans la vitre, remonta ses deux bretelles, sortit un
kleenex pour essuyer les gouttes de café que le rire de P avait
projetées sur toute la table.
« Mais
qu'est-ce qu'il y a ? », s'enquit-elle de nouveau voyant que le
rire de P redescendait par paliers.
P
tenta de lui désigner le flipper, la porte des toilettes, de nouveau
le flipper mais son fou rire remonta d'un coup à son plus haut
degré.
« Je
sors fumer », dit B, vexée.
Juste
sous leurs nez, la famille Adams, hautaine et diabolique clignotait
de tous les bouts. B se pencha au-dessus de la plaque de verre pour
voir où se trouvait la Chose.
« Tu
sais y jouer ?
-
Je ne suis pas une flèche. Le truc c'est que je n'ai jamais rien
compris avec les points.
-
Avec Yvan, on jouait pourtant mais moi non plus je n'ai jamais rien
compris aux chiffres.
-
C'est qui Yvan ?
-
Mon premier p'tit copain, on avait douze ans.
-
Super, on a des pièces ? »
Elles
fouillèrent poches et sacs.
« Attends
je vais faire de la monnaie. »
Le
contenu du sac à main de P se disséminait graduellement alentour.
Un livre sur une table, un briquet, un peigne, deux timbres et une
facture France Télécom sur une autre. B qui passait derrière,
tentant de tout rassembler un brin, s'extasia alors devant un morceau
de papier de verre.
« Oooh,
je l'ai cherché partout, bondit P ravie, laissant s'échapper un
verre de lunettes de soleil qui s'était caché là.
-
C'est pas à toi, ça ?
-
Fais voir. »
P
recommanda deux cafés. C'est presque sur la pointe des pieds que la
patronne, intriguée par ces consommatrices insolites, les amena. A
en juger par leurs profils tendus vers B qui jurait, P qui sautait
comme un boxeur, trois vieux messieurs un peu cuits au vin blanc
semblaient trouver que pour une fois, il y avait de l'animation.
Une
heure sonna, un tracteur rouge fit trembler les vitres de la Place de
la poste.
« Bordel,
je ne la vois plus. Ah, elle était dans le trou.
-
Le trou ?
-
Lààààààà tu vois, ils mettent des trous dans le flipper et
parfois les billes se cachent dedans.
-
Ingénieux. »
Deux
heures sonnèrent, un chien traversant la place renifla
consciencieusement un pneu puis leva la tête, oreilles tendues, en
alerte.
« Ce
bip là, c'est pas plein de points d'un coup ?
-
On en a pas déjà plein des points ?
-
Ah mais si ça se trouve on est balèzes. »
Trois
heures sonnèrent, un chat blanc aux yeux vairons se faufila entre
les voitures garées devant la poste.
« Je
ne suis pas sûre qu'on dise bille, on dit plutôt balle je crois.
-
Attends, vas-y, ouais tu l'as, ouais.
-
Haut les cœurs ! Et deux cafés, deux ! »
Quelqu'un
referma la fenêtre de la salle du Bar de la Poste.
Quatre
heures sonnèrent, une R25 noire se gara, un homme en descendit qui
poussa bientôt la porte de l'établissement.
B
était à moitié couchée sur la vitre et scrutait l'emplacement des
trous.
« Ooooh
y'a plus de billes.
-
Je ne suis pas sûre qu'on dise bille. Ça ne serait pas boule, en
fait ?
-
Aïe j'ai plus de monnaie. »
P
se précipita aussitôt au comptoir et la patronne lui tendit
quelques pièces. Elles burent cul-sec leurs cafés et remirent des
sous.
« Aaaargghhh
chienlit, hurlait P en secouant le flipper.
-
Haha ! A moi ! » éructa B.
Les
autres clients s'étaient un moment intéressés aux scènes
touchantes d'enthousiasme du fond de la salle à gauche des
toilettes, puis lassés, car les canevas variaient peu. Mais chaque
nouvel arrivant passait par un moment d'ébahissement. L'homme
descendu de la R25 noire regarda donc un instant B, dont la bretelle
gauche pendait sur le coude et P qui suait en débardeur. Puis, comme
les autres, ses pensées reprirent leur cours.
Des
enfants sortaient de l'école juste à côté, lorsque le Jean-louis
se décida à aller donner trois quatre conseils aux deux jeunettes
qui semblaient bien de bonne volonté pour mater l'flipper mais à ce
jeu là, lui, dans sa jeunesse, c'était une gloire dans tous les
bistrots du canton alors pensez donc. Muscles tendus, regards
exaltés, B et P ne le virent pas arriver.
« Tchaaaaaaac,
là je l'ai.
-
Vas-y, tu le tiens. »
La
caféine aidant, elles accueillirent l'aide du Jean-Louis avec force
cris, quasi des claques dans le dos. Le René avait d'ailleurs suivi
avec sa casquette et proposa une démonstration :
« Ouais
vas-y René tu vas l'avoir ! ». P remontait les bretelles de B.
Sept
heures sonnèrent, les réverbères s'allumèrent, la vitrine du
tabac s'éteignit. La rue se vidait.
Depuis
la Place de la poste, à travers les vitres, le bar avait l'air
désert. Pourtant, ça faisait du bruit. On l'entendait jusqu'à la
Ruelle de l'abreuvoir et dans le Chemin de la fosse. A l'intérieur,
tout le monde était massé à gauche de la porte des toilettes. La
patronne offrait sa tournée de flipper, B et P leur tournée de
cafés.
Aux
douze coups de minuit, la porte du Bar de la Poste s'ouvrit à la
volée. B, des nœuds dans les bretelles sortit la première en
sautillant gaiement. P la suivait de près, sifflotant à tout va en
se tapant sur le côté des cuisses.
« I
don't wanna sniff some glue, chantonnait B
-
Je ne sais pas si j'ai sommeil, piailla P en courant vers sa voiture.
-
Tu as bu peut-être un peu trop de café », dit B en agitant
frénétiquement ses clefs.
Après
cette journée épuisante, elles décidèrent de dîner ensemble.
Justement, il y avait des pâtes fraîches chez P.
« T'es
garée où ?
-
Devant le petit pont.
-
Ah bin moi aussi.
-
Tu sais, je suis sûre qu'il y a une chanson sur les balles de
flipper, tu ne vois pas ?
-
Non, pas du tout. »
Il
leur fut un peu difficile de sortir de leurs stationnements
respectifs. P éclatait d'un rire incontrôlé en se rappelant
certains moments forts de la journée, B avait les mains qui
tremblaient sur son volant.
Après
les pâtes, on joua au scrabble, puis au boggle, puis au scrabble,
puis au boggle. Vers deux heures du matin, elles décidèrent que les
jeux intellos, ça allait bien, et qu'il fallait aussi savoir se
détendre. Elles jouèrent donc au pendu.
« Bille
de flipper... balle de flipper... c'est plutôt une boule, non ?
-
Mais oui, la chanson : « Mais j'suis comme une boule de flipper
qui roule », il y a même un écho qui répète « qui
roule ».
-
C'est nul.»
Il
était quatre heures, lorsque P eut envie de refaire du café.