Chapitre IV
Où
l'on voit P et B faire de la balançoire
C'était
presque l'automne. Et presque l'automne est une saison difficile pour
P comme pour B. Toutes les deux aiment se promener dans les forêts
pleines de couleurs, les premiers feux de bois, être au chaud
dans un cinéma.
Mais
presque l'automne, c'est aussi la lumière qui baisse, la fin
des apéro dehors, les fleurs qu'on retrouve gelées un
matin, les premiers bonnets.
P
était alors enrhumée. B avait un herpès.
Cela
faisait donc longtemps, un jour ou deux, qu'elles ne s'étaient
pas vraiment donné de nouvelles.
Bien
calée devant son ordinateur, B mangeait des noisettes.
Elle
les ouvrait au marteau, grignotait le fruit puis visait un seau avec
la coquille. Lorsqu'elle l'atteignait, elle s'accordait un bonus de
quatre noisettes. Elle était en train d'améliorer les
règles en ciblant sa tasse à café lorsque son
téléphone portable sonna.
C'était
Justine, une amie de longue date :
«Tu
sais qu'il y a un concert ce soir au café ?
-
Ah non. Qu'est-ce que c'est ?
-
Je ne me rappelle plus du nom, mais j'aimerais bien y aller avec
Jean-Pierre.
-
Ah oui, c'est une bonne idée.
-
Alors j'ai pensé que peut-être tu pourrais garder Léna
et Léonard, de toutes façons, toi, tu n'y vas pas au
concert ...
-
Ben ... Apparemment non.
-
Bon, eh bien je passe te les amener vers sept heures si tu veux. »
P
avait trouvé une planche dont elle n'avait pas l'utilité,
mais qui lui plaisait beaucoup.
Arc-boutée
sur sa table de cuisine, elle en arrachait les clous avec une paire
de tenailles. Elle en affrontait un particulièrement résistant
lorsque son téléphone portable sonna.
C'était
Margot :
«Il
y a un super concert ce soir au café.
-
Ah tiens ? C'est une bonne nouvelle, c'est qui ?
-
Je ne sais plus. Avec Étienne, on irait bien. Mais on n'a
personne pour Julien. Tu n'avais rien prévu toi de toutes
façons ?
-
Ben écoute, euh ...
-
Parce que si tu n'y vas pas, ça t'embêterait de garder
Julien ?
-
Ben euh ...
-
Passe vers 18 heures, ça laissera le temps d'un petit apéro. »
Dehors,
il y avait de la lumière dans les feuilles de juste avant
l'automne. Le téléphone raccroché, P balança
la paire de tenailles sur un fauteuil. Il fallait profiter de ce
qu'il restait de cette belle journée alors elle allait faire
séance tenante toutes les choses urgentes qu'elle n'avait pas
faites jusqu'ici. Elle commencerait par un café en ville pour
s'organiser, elle achèterait des oeufs, ramasserait des
champignons sur le chemin du retour. Elle se moucha, empocha
machinalement les clous qui traînaient sur sa table de cuisine
en même temps que deux paquets de mouchoirs en papier.
Le
soleil chauffait un peu la petite terrasse du bar, P s'y installa
emberlificotée dans ses châles et pulls. Vint à
passer une ancienne collègue d'un ancien travail :
« Tiens,
salut Isabelle.
-
Salut P.
-
Ça faisait un moment, ça va ?
-
Oui, t'as entendu parler du concert ? C'est bien, ça fait un
peu bouger les gens.
-
Ben oui. Sinon ça va ? Paul aussi ça va ?
-
M'en parle pas. Il faut que j'aille le chercher à la gare et
puis qu'on passe déposer une commode chez sa mère, en
plus avec Emilienne, c'est pas pratique à cause du siège
auto. Surtout que la Safrane est au garage ; tu fais quoi là
tout de suite ? »
C'est
comme ça que P, sa boîte d'oeufs à la main, un
siège auto sous le bras se trouva à enjamber les
crocodiles sur le trottoir avec Emilienne, quatre ans.
«
Ça te dit d'aller chercher des champignons ?
-
Non. Veux santer.
-
Super. »
P
fit une pause devant la pharmacie pour se moucher.
«
Alors,
est-ce que ça te dirait d'aller te promener et puis si on voit
des champignons, comme ça par hasard, eh bien s'ils sont bons
on les cueille ?
-
Non. Veux santer.
-
Super. »
Donc,
lorsque B sortit de la pharmacie, le bas du visage enfoui dans une
écharpe rouge, elle entendit une voix enrouée mais
familière qui chantait : « Tortue pourquoi te
tais-tu ? » accompagnée d'un « totu
ta tutu totu » fluet mais enthousiaste.
«
J'ai un herpès, annonça B cachée dans son
écharpe.
-
Rhhoo, moi, j'ai un rhume. Tu vas aller au concert quand même ?
-
Ah non, je ne peux pas : Justine passe à sept heures. Toi tu y
vas ...
-
Aaah non, non, moi c'est pire. Je vais chez Margot garder Julien
quand j'aurai ramené Emilienne. Ça te fait marrer.
-
Ah non, non. Euh oui, si. Précisément, Justine amène
Léna et Léonard chez moi : elle va au concert avec
Jean-Pierre.
-
En fait tout le monde va au concert.
-
Qu'est-ce qu'on fait ? On va boire un café ?
-
Chez toi ?
-
D'accord. »
B
posa la maquinette sur la cuisinière à gaz, sortit les
tasses et demanda
gentiment à Emilienne :
« Qu'est
ce que tu veux boire ?
- Du
café.
-
Ah ça non, tu sais c'est pas bon pour les enfants. Tu veux
boire de l'eau ?
-
Du café, pourquoi tu caches ta figure ?
-
Ou bien un jus d'orange ? Tu as bien du jus d'orange B
? s'empressa de demander P.
-
Veux du café. Pourquoi tu caches ta figure ? C'est passke tu
as des pustules de sorcière ?
-
Eh bien écoute, pas tout à fait. Bon, jus d'orange ou
pas jus d'orange? »
Emilienne
demanda son ninin. P entonna Be Bop a Lula en partant le quérir
dans la voiture. Au retour elle fit remarquer à son auditoire
que le nez bouché donnait à ce morceau une résonnance
particulièrement seyante. Elle nota alors que B et Emilienne
avaient fait connaissance pendant cette brève absence : B
boudait et la petite fille donnait des coups de pieds dans la table.
« C'est
nul ici, annonça-t-elle plaintivement à P en saisissant
son ninin, veux aller sez les sampignons.
-
Super, dit P
-
Oui, dit B, mais ici il y a du café - et sur la table, tasses,
sucrier et assiette à biscuits changeaient rapidement et
bruyamment de place - donc nous, on va le boire. »
P
entonna gaiement : « Tortue pourquoi te » et
s'arrêta là. Emilienne s'était laissée
tomber au sol, la tête dans les mains. B et P se regardèrent.
Leur dialogue muet serait difficile à transcrire.
B
sortit le jus d'orange.
«
Tu bois ou tu bois pas ?
-
Ze bois pas passke c'est du poison passke t'as des pustules de
sorcière. »
Sentant
son amie vexée perdre patience, P versa le café dans
les tasses.
«
Le café est servi, annonça-t-elle d'un ton qui se
voulait joyeux.
-
Toi aussi elle veut te donner du poison », dit Emilienne
en fronçant les sourcils, reculant le plus loin possible de
B.
Valère,
lui, aimait vraiment le début de l'automne. Et ce jour-là,
il lança le grand ménage. Il avait retrouvé une
cassette des Ramones de ses années lycée, c'était
parfait. Marie, sa fille de sept ans, l'aidait en préparant
des bassines d'eau pleines de mousse. En nettoyant les carreaux, il
eut comme une vague de nostalgie. Il avait envie de sortir, de boire
une bière, d'écouter de la musique, de danser
peut-être. Il composa le numéro de la mère de
Marie, pour la supplier de garder leur fille cette nuit-là,
mais raccrocha après une sonnerie, il avait sa fierté.
« Allez,
on finira le ménage une autre fois »,
dit-il à Marie.
Ils enfourchèrent
leurs vélos.
P
renversa le fond de sa tasse en éternuant.
«
Bon
ben c'est déjà l'heure. C'est bizarre que ta mère
n'ait pas encore appelé, je vais t'emmener avec moi en
attendant »,
dit-elle à Emilienne.
Chez
Margot, on expédia vite fait les olives et un verre de blanc.
«
Je ne suis pas prête, Julien s'est encore enfermé dans
le grenier et Etienne n'est toujours pas rentré.
-
Il s'est encore enfermé dans le grenier ? »
s'inquiéta P tendant un mouchoir à Emilienne dont la
morve qui coulait le long du menton menaçait l'assiette
d'olives.
Son
téléphone portable sonna.
«
C'est Maman ?»
hurla Emilienne en s'affalant sur P, étalant la morve de son
visage façon trace de limace dans son décolleté.
« Super »
répondit P au téléphone, embarquée dans
une tornade où se succédaient belle-mère,
commode, voiture, embouteillages, litière de chat et commande
de la Redoute dans un ordre qu'elle sentait dicté par la
nervosité.
«
Ne t'inquiète pas, ne t'inquiète pas ... Là je
suis chez Margot avec Emilienne, tu n'auras qu'à passer la
prendre ici quand tu pourras.
-
Ooooh tu es chez Margot là ? Ah, tiens passe-la moi. »
«
Zveux parler à Maman »,
gémissait Emilienne.
P
essuya ce qui restait de morve sur le visage de la petite fille qui
ne se lassait pas de répéter :
« Zveux
parler à Maman, c'est MA maman, zveux parler à Maman
...»
Margot,
au téléphone, se repliait dans le couloir.
P
se moucha énergiquement puis tendit l'oreille, un peu
inquiète.
Elle
entendit : « Ahhh oui, oh oui voilà, ben oui ».
La voix baissa, les pas s'éloignèrent, puis revinrent
avec entrain. « Bon ben j'te la passe »
concluait Margot.
«
En
fait, avec Paul on irait bien au concert. Ça fait un moment
qu'on ne s'est pas fait une petite sortie tous les deux, tu
comprends. Mais sa mère va à un loto. Ça
t'embête pas qu' Emilienne reste avec toi ce soir ? Margot est
d'accord.
- Super.
-
Ou ça te fait trop ?
P
se resservit machinalement un verre de Vézelay.
- Ben
non d'accord. »
La
conversation terminée, P regarda Emilienne qui donnait des
coups de pieds dans le canapé. Une porte claqua.
«
Salut
P, alors prête pour garder le petit monstre ? dit Etienne.
- Hinhin,
ricana P sans conviction.
- Oh
et cette mignonne petite fille, c'est à toi ?
-
Hinhin.
-
Bon, j'vais me changer, si j'en crois les hurlements de Margot
là-haut, faut faire vite. »
Quelques
instants plus tard, le couple redescendit.
«
Je
suis désolée, on va être en retard, Julien est
toujours dans le grenier mais je pense qu'il ne va pas tarder à
redescendre.
-
La faim fait sortir le loup du bois, ajouta Etienne, badin.
-
Hinhin. »
B
avait préparé une pile de films et de dessins animés
appropriés pour cette soirée. Elle les avait classés,
Mary Poppins en haut juste avant Peau d'Âne ; avec l'espoir que
les petits la laisseraient choisir. Elle se sentait plutôt bien
disposée.
Jean-Pierre
toqua à la porte à sept heures tapantes. Tout était
prêt : le poêle carburait, elle avait caché sa
collection de marionnettes anciennes avec les quelques livres
érotiques qu'elle possédait, et éliminé,
un peu à regret, toutes les araignées de la chambre
d'amis.
La
porte à peine ouverte, deux tigres s'engouffrèrent dans
la cuisine en crachant et rugissant, suivis d'un autre plus petit,
qui bavait abondamment. Les deux grands tigres se tapirent sous la
table, tandis que le plus petit faisait volte-face pour se
réfugier dans les jambes de son père. B rajusta son
écharpe.
«
Eh
ben ma louloute. Je crois que tu lui fais peur, dit en riant
Jean-Pierre à B.
- Ha.
Je suis désolée. Bonjour Léna, dit B essayant
d'amadouer la petite fille.
-
Alors, je t'ai apporté des couches, son pij', tu peux la
coucher dans ton lit, elle s'endort partout de toutes façons
et puis elle mange comme Léonard.
-
Léonard oui, je vois, et sinon, le tigre avec des couettes qui
bricole ma collection de jouets Kinder, c'est qui ?
-
Ah oui, c'est Marie. Tu connais Valère ?
-
Non.
-
Mais si, Valère, il habite à côté de chez
nous, il a une R25 noire, tu sais, il travaille je sais plus où.
-
Non.
-
Enfin bref, on s'est croisé cet après-midi, il avait
envie d'aller au concert, je lui ai dit que tu n'y verrais pas
d'inconvénients. C'est vrai, tu n'y vois pas d'inconvénients
? Qu'ils soient deux ou trois, ça ne change pas grand-chose.
Marie est très mignonne. », dit Jean-Pierre tendant
la main pour caresser la tête du tigre qui se sauvait derrière
le rempart de chaises que Léonard avait construit pour faire
leur tanière.
L'enthousiasme
que B s'était efforcée de rassembler entre le départ
d'Emilienne et l'arrivée des tigres se sauva comme un lézard
effrayé, laissant choir à ses pieds tout ce qu'il avait
contenu de bonne humeur. Une demie seconde, elle envisagea de mettre
tout le monde à la porte pour prendre un bain en lisant les
blagues du paquet de Carambars. La logique des gens lui échappait
une fois de plus. Elle se reprit vite, ce n'était pas le
moment de flancher.
Pendant
ce temps, P se mouchait à la porte du grenier. Elle tentait de
parlementer avec Julien.
«
Tu t'amuses bien là-d'dans ?
-
...
-
J'aimerais bien savoir ce qu'il y a dans ce grenier.
-
...
-
Tu connais Emilienne ? Elle est suuuuuuper gentille, si tu venais
vous pourriez peut-être jouer ensemble.
-
...
-
On s'était dit qu'on allait faire des crêpes, au
Nutella, même. C'est tellement bon, les crêpes au
Nutella, hein Julien ?
-
... »
Ça
l'inquiétait P de savoir ce petit garçon enfermé
tout seul. Elle essayait de se rappeler la solitude enfantine tout en
étant consciente de ne pas avoir de recette pour y remédier.
A quoi pensait-il ? Est-ce qu'au moins il y avait de la lumière
là-dedans? Elle cherchait à ne pas se laisser entraîner
par l'avalanche d'images qui se formait dans son esprit : Julien
s'accrochant le genou sur un clou, tombant dans un trou caché
du sol inégal et se brisant le tibia, Julien se balaçant
par la lucarne pour venir s'affaisser en miettes sur le perron. Elle
se demanda pourquoi elle n'était pas au concert, elle. Puis
comment des parents pouvaient-ils s'en aller, laissant derrière
eux leur petit cloîtré dans une antre poussièreuse
et pleine de dangers. Elle se demanda si elle allait vraiment passer
la soirée devant cette porte fermée et pourquoi elle
s'inquiétait toujours pour des gens qui ne prenaient pas la
peine de lui rendre la pareille. Elle était tout à fait
désemparée.
Elle
se souvint aussi qu'elle avait laissé Emilienne et sa mauvaise
humeur face au chat Guimauve dans le salon. Elle l'entendait lui
demander d'aller chercher immédiatement les bottes de l'ogre :
« J'en ai besoin pour rentrer chez moi. »
Le
téléphone portable de B sonna. Elle allait ignorer ce
fait, considérant qu'elle avait suffisamment à faire
avec trois tigres et un papa, mais c'était P.
«
Allo.
-
Bon ben je file hein.
-
Papa, Papa.
-
Au revoir mes Pioupious chéris. »
Jean-Pierre
ferma la porte.
«
Papa
Papa.
-
Excuse-moi, vraiment excuse-moi, je te rappelle dans 3 minutes, je te
rappelle hein. »
B
manoeuvrait pour contourner le rempart de chaises qui s'avançait
en grinçant vers le milieu de la pièce.
«
Bon, dit B, allez les tigres, on va heu, on va heu, on va faire une
heu une petite pause, d'accord ?
-
Papa papa ! » hurlait le petit tigre agrippé à
la poignée.
La
porte s'ouvrit.
«
Oui
mon Piou Piou d'amour, Papa t'a expliqué, il va venir te
chercher pendant que tu dormiras et demain, on ira chez Mamie manger
des gaufres. »
Il
ferma la porte.
«
Papa »,
trépignait le petit tigre. B s'approcha.
La
porte s'ouvrit.
« Oui
mon Pioupiou d'amour. Papa s'en va, mais il va revenir quand tu
dormiras, hein ? »et
il colla le tigre dans les bras de B.
Il
ferma la porte.
Le
petit tigre avait repéré la sirène accrochée
au cou de B et tirait dessus.
La
porte s'ouvrit.
«
Ah
et euh, merci. »
Il
ferma la porte.
« De
rien », grommela B. Le tigre dans les bras, elle récupéra
son téléphone portable.
« Allo
P, c'est moi.
-
Allo B, je n'arrive pas à faire sortir Julien du grenier.
-
Ah ?
-
Je ne sais plus quoi faire. Prochaine étape : j'enfonce la
porte.T'as une autre idée ?
-
Enfoncer la porte ?
-
Ben écoute ...
-
J'arrive ! »
Un
peu plus tard, B et P tambourinaient à la porte du grenier.
Emilienne, Léonard et Marie sautaient dans l'escalier. Léna,
en bas, hurlait qu'elle voulait monter.
«
Allez
ouvre Julien, on t'attend pour regarder un dessin animé.
-
...
-
Ta mère a dit que tu pouvais jouer à l'ordinateur. »
On
entendit alors un petit bruit, et puis une petite voix :
«
Tout
de suite ?
-
Oui oui, tout de suite. »
Le
verrou fut tiré, Julien sortit tranquillement sur le palier.
«
C'est
pas vrai »,
lui dit B refermant prestement le grenier. P la regarda d'un air
réprobateur.
«
Allez on y va, tu devais t'ennuyer là dedans.
-
Non, je m'amusais super bien. »
Il
descendit l'escalier en frappant avec force et application chaque
marche pour bien faire comprendre aux deux adultes qu'il restait
maître de la situation et qu'elles venaient de le déranger
dans une occupation d'une importance dont elles n'avaient pas idée.
B
et P se dirent que cette avalanche d'enfants dans leurs soirées
respectives était un signe du destin, et se proposèrent
d'unir leurs efforts.
«
Alors
il faut qu'on prévienne Justine et Jean-Pierre.
-
Ah oui. »
Les
enfants réclamaient les crêpes promises. L'idée
paraissait simple, voire convenue. Il n'y avait plus qu'à
passer à la réalisation.
«
Tu
sais comment on fait ?
-
Il faut des œufs. »
Leur
première tentative de les préparer pendant que les
enfants jouaient dans le salon s'avéra inadéquate.
Elles avaient dû courir toutes les trois minutes les mains
pleines d'œuf ou de farine pour répondre à un
hurlement ou s'assurer que le bruit de chute de meuble n'avait pas
fait de blessé grave. Mais elles se perdaient dans leurs
préparatifs et ne pouvaient intervenir sur le terrain les
mains prises. Elles avaient essayé en déplaçant
l'aire de jeux dans la cuisine puis renoncé car P avait, sous
le choc de la collision avec deux fusées intergalactiques,
versé un litre de lait sur le sol, sur les fusées et
jusqu'au plafond.
« Bon
ça va pas l'faire »,
avait-elle
dit en considérant son tee-shirt dégoulinant. Elles
s'adaptèrent à la situation.
«
Nous allons faire
la cuisine ensemble les enfants »,
annonça B sur l'air de «
Joyeux
Noël ».
On
se lança donc dans l'élaboration de la pâte. Au
moment de verser le deuxième litre de lait dans le saladier, P
fut prise d'un urgent besoin de se moucher. Elle confia le brick à
Léna, dégaina un mouchoir en papier en raclant le fond
de sa poche emportant une pincée de petits clous qui,
transportés par l'énergie qu'elle mit dans son geste
pour atteindre son nez, se disséminèrent dans les
futures crêpes. B hurla, les enfants hurlèrent, P se
moucha, puis s'excusa. Le temps pour B de saisir une écumoire,
40 doigts avaient plongé dans le liquide pour attraper les
clous, sauf ceux de Léna, qui buvait le lait à même
le brick.
« Combien
tu en avais ?
-
Je ne sais pas.
-
Essaie de te rappeler.
-
Ben 6 ou 7.
-
Combien on a de clous les enfants ? »
On
compta les clous, on fouilla le saladier de liquide mi-gluant
mi-pâteux. Une fois certaines que tout danger était
écarté, B et P entamèrent la cuisson et firent
sauter des crêpes à tout va. D'ailleurs tout le monde en
fit sauter. Même Léna qui avait fini par renverser un
deuxième brick pour ensuite sauter dans les flaques de lait.
On mangea en s'en mettant le plus possible sur les joues et les
mains.
L'expérience
fut concluante, tout le monde ravi, le pot de Nutella dévasté
et les murs de la cuisine redécorés.
Abandonnant
le champ de bataille, on passa au salon.
B
et P s'affalèrent sur le canapé.
«
En fait, tout le monde va au concert, dit B.
-
Ben oui, répondit P.
-
Et pourquoi vous allez pas au concert vous ? demanda Emilienne.
-
On ne peut pas : on s'occupe de vous, répondit B.
-
J'ai pas envie que tu t'occupes de moi.
-
Ah tiens, pourquoi ?
-
T'es vieille.
-
Oui.
-
T'es drôlement plus vieille que ma maman.
-
Oui.
-
Ma maman est plus jolie que toi.
-
Oui.
-
T'es pas bien habillée.
P
regardait ses ongles, B eut envie de s'allumer une cigarette.
-
Oui je suis moche, j'ai une pustule de sorcière et j'ai trois
cents ans.
-
C'est pas vrai, ça existe pas trois cents ans.
-
Je te dis que j'ai trois cents ans, que je suis moche et très
très mal habillée. Mais moi au moins je ne pue pas.
-
Pourquoi tu dis ça ?
-
Parce que toi tu pues.
P
lui jeta un regard sévère.
-
C'est pas vrai ! C'est même pas vrai !
-
Si. Tu pues. Tous les enfants puent. Ils sentent le pipi, le sucre et
le shampoing : tu pues très fort. »
B
regretta ses paroles, un peu plus tard, lorsqu'elle trouva Emilienne,
vidant sur elle une dose inappropriée de la bouteille de No 5
de Margot.
« Tu
veux que je t'aide ? Vociféra-t-elle.
-
Oui zveux qu' t'en mettes dans mon dos aussi, zarrive pas. »
P
lui arracha le flacon. Emilenne hurla.
« Laisse
Emilienne, s'insurgea Julien, chevaleresque.
-
Laisse Emilenne, méchante ! T'es méchante ! »
hurlèrent les tigres sans masque.
Devant
cette solidarité, Emilienne reprit son hurlement interrompu,
le transformant en une longue plainte qui aurait arraché le
coeur de n'importe quel bourreau.
«Tu
lui fais du mal.
- T'es méchante.
- Vous êtes
méchantes.
- Vous aimez pas les
enfants.
- Ils sont où
les vôtres ?
-
Mais je ... mais je, bredouilla P, consternée.
-
Mais non, c'est pas vrai » , bafouilla B
Sentant
leur collaboration sombrer lentement dans les eaux du doute et du
cafouillage, P fut la première à se ressaisir :
« Bon
allez, ça suffit comme ça ! » tonna-t'elle
tout-à-coup surprenant même son amie. B se raccrocha à
la bouée :
« Oui,
c'est vrai ça. On va pas se disputer pour des bêtises.
Vos parents sont en train de s'amuser comme des petits fous au
concert, on va trouver quelque chose pour rigoler encore plus
qu'eux. Allez hop ! »
« On
va les faire sortir, ça va les calmer, dit P.
-
Bon, on va aller faire de la balançoire, proposa B
soudainement inspirée.
-
Mais il fait nuit.
-
C'est pas grave, on va allumer la lumière de la cour.
-
Mettez les manteaux et les écharpes. »
Les
nez coulants, les bonnets sur les yeux et les manteaux coincés
sur le menton, tout le monde se précipita dans la nuit.
C'était
bien les balançoires. B et P se relayaient pour en pousser une
et monter sur l'autre, un enfant dans les bras, sur le dos ou entre
les jambes.
B
apprit à Emilienne à prendre de l'élan et à
monter jusqu'au ciel en pliant et dépliant les jambes. P
montra à Julien que c'est encore mieux debout et encore,
encore mieux debout à deux, dos à dos.
«
On
est tombés mais on s'est pas fait mal »,
déclara Léonard le visage et le torse pleins de boue.
« Ooh
on dirait un monstre. Aaaaahhh »,
hurla Marie.
On
joua au monstre. C'était comme un chat, sauf que celui qui
était touché devait se transformer et pousser un
hurlement menaçant. Puis on joua au serpent, dans l'herbe ;
c'est le même jeu mais comme on se transforme en serpent il
faut ramper et pousser un cri de serpent.
« Sauf
que c'est un annaconda, j'te signale »,
dit
Julien à B qui l'accusait de pousser des cris de dinosaure.
On
joua aux dinosaures.
La
lumière de la cour éclairait le petit jardin couvert de
feuilles jaunes. Léonard sauta sur le dos de P qui bondit en
hennissant. B attrapa Emilienne pour se lancer à leur
poursuite. Léna tomba dans les feuilles, Julien la recouvrit
pendant que la petite hurlait en riant. Marie s'accrocha aux jambes
de B qui tomba, entraînant Emilienne. Puis tout le monde finit
par sauter et plonger dans les feuilles en en balançant le
plus possible et en criant après les dragons qui faisaient feu
de toutes parts.
« Il
est pas un peu tard ? »,
avait demandé B à P un moment avant.
« Oui
oui, on va commencer à les faire rentrer »,
avait acquiescé P.
« Il
est peut-être tard là, qu'est-ce que tu en penses ? »,
avait demandé P à B entre les dinosaures et les
feuilles mortes.
«
Ben oui, faudrait pas trop tarder »,
avait répondu B.
Léna
pleurnichait dans les bras de P, Emilienne avait les lèvres
violettes et Julien commençait à râler. Elles se
consultèrent du regard, se relevèrent, époussetèrent
les feuilles collées à leurs vêtements.
« On
y va les enfants ? dirent-elles en choeur.
- Hein ? Mais on
vient juste de commencer à jouer, dit Léonard.
-
Oui, renchérit Marie. Toujours au moment où on
s'amuse, on doit arrêter.
-
Il est très tard, dit P.
-
Très très tard », appuya B.
Elles
firent semblant de ramasser des crevettes dans un filet de géant
et déposèrent leur pêche dans le salon.
«
Il faudrait penser à appeler Justine et Jean-Pierre, dit P.
-
Oui tu as raison, dit B, Léonard ne t'assois pas là ! »
hurla-t-elle. Il avait le fond du pantalon couvert de boue, le joli
canapé risquait gros.
« Léna
non ma puce, ton petit seau plein de terre on va le laisser vers la
porte, hein ? s'exclama P.
-
Il est dix heures, s'inquiéta B.
-
On va se laver », ordonna P.
La
salle de bain se transforma vite en piscine olympique, puis rivière
sauvage avec cascades. P qui avait déniché des
serpillières tentait de modérer l'inondation pendant que
B surveillait le dosage des flacons de gel douche. Elle en profita
aussi pour dissimuler la bouteille de numéro 5 quasi vidée
derrière une pile de serviettes.
C'est
sans doute là qu'on s'amusa le plus.
Il
était très, très, très tard, quand B et P
réussirent à attribuer à chacun un lit, un
pyjama et un nombre suffisant de baisers. Elles décidèrent
ensuite de fumer à la fenêtre pour organiser la remise
en état des lieux.
Elles
fumèrent. En silence. En pensant aux parents qui devaient
trinquer et danser pendant qu'elles n'avaient même pas un jeu
de Scrabble.
« En
fait tout le monde est au concert sauf nous.
-
On devrait vite appeler Justine, dit B saisissant une éponge.
-
Olà, oui, il faut vraiment le faire », dit P qui
essayait de gratter au couteau la pâte à crêpe
carbonisée, incrustée dans la cuisinière.
Il
était minuit vingt-sept. Elles refumaient une cigarette à
la fenêtre et se félicitaient d'avoir presque réussi
à réparer tous les dégâts.
Le
téléphone portable de B sonna.
« C'est
Justine.
-
Zut, on a complètement oublié de prévenir. »
Elles
se regardèrent. Il est impossible de transcrire leur dialogue
télépathique. Leurs expressions ( une once de surprise,
un doigt de culpabilité, quelques grammes de reproche et un
début de fou rire ) ressemblaient à celles de Julien et
Léonard surpris sous la table quand ils flambaient des crêpes.
B
décrocha et éloigna aussitôt l'appareil de son
oreille.
« Non,
mais attends ... Oui je sais, mais ... Laisse moi parler ... Bon,
mais écoute ... »
P
lui arracha le téléphone des mains :
« C'est
quoi le souci ? »
B
soupira de soulagement.
« Eh
ben c'est comme ça, on a oublié de t'appeler, on était
un peu débordées tu vois? »
Galvanisée
par la témérité de son amie, B qui était
devenue rouge, très rouge, reprit le téléphone :
« Justine,
tu étais où pendant ce temps ? Hein ? C'est pas comme
si on était en train de gérer cinq mômes, pas si
bien élevés soit dit en passant, pendant que vous
picoliez au concert. Alors vraiment, si tu es si furieuse, je vais te
proposer qu'on n'en parle plus jamais, qu'on ne parle d'ailleurs plus
jamais de rien. Et si tu veux récupérer tes gniards,
plus celle que vous m'avez balancé d'office dans les pattes,
que je connais même pas, viens les chercher chez Etienne et
Margot, je fais pas la livraison. Ciao. »
« Pfff
ajouta-t-elle lâchant le téléphone, pffff !
-
C'est vrai quoi, on n'est pas non plus Mary Poppins »,
conclut P.
A
deux heures moins cinq, les parents arrivèrent, le rose aux
joues et l'œil pétillant.
« Alors
ça s'est bien passé ?
-
Oh, Julien n'a pas mangé son yaourt, tu lui as donné
quoi à la place ?
-
Vous avez fait quoi ?
-
Ils ne se sont pas couchés trop tard ?
-
Ils se sont lavés ?
-
Tiens ? Qu'est-ce que c'est que ces clous ?
-
Vous avez mis une couche à Léna au moins ?
-
Des crêpes ? Et Emilienne qui ne supporte pas le lait !
-Ça sent la cigarette, non?
-
Vous avez renversé quelque chose par terre ?
-
Vous leur avez lu l'histoire que j'avais préparé ?
-
Ils se sont lavé les dents ?
-
A quelle heure vous les avez couché ? »
Le
ton soupçonneux de cette avalanche de questions hérissa
le poil de B.
« Sinon,
le concert, c'était bien ? C'était qui ? »
Tout
à leurs préoccupations parentales, le groupe de
trentenaires en goguette ignorèrent son intervention.
« Quelqu'un
est monté voir depuis ? Julien fait des cauchemars en ce
moment.
-
Ah tiens, Marie aussi a ses périodes.
-
Ah oui ? C'est terrible hein ? Tu sais le pédiatre m'a dit ...
-
Ouais, c'est quand même du souci les enfants.
-
C'est une sacrée responsabilité tu veux dire !
-
Vous savez pas la chance que vous avez. » Le choeur de
parents se tourna vers P et B, toutes deux rêvant à cet
instant précis d'une batte de base-ball et d'un fusil à
pompe. Un tantinet dégoûtées, elles préférèrent
chacune pour soi repenser aux bons moments qu'elles avaient passé
avec les enfants de ces adultes.
« D'ailleurs
les pédiatres ne disent pas tous la même chose, par
rapport à cette histoire de cauchemars notamment.
-
Non, mais en fait je ne t'en veux pas du tout, hein tu sais ? déclara
Justine magnanime à B.
-
Non mais, vous savez que cette pétasse d'instit' prétend
que Julien doit voir un pédo-psy ?
-
Ah ? Celle de Marie est très bien par contre. Tu sais c'est la
femme du gars super sympa avec qui on a trinqué à un
moment.
-
Le petit râblé ?
-
Non, non, le grand un peu roux.
-
Bon alors merci pour tout, on va y aller », glissa B.
Après
un échange de regards navrés, elles s'éclipsèrent
silencieusement, laissant les parents discuter progéniture et
innocence sacrée entre deux discrets hoquets parfumés à
la bière.
« Tu
as vu ? On le connaissait en fait, Valère.
-
Ah bon ?
-
Tu fais quoi ?
-
J'sais pas.
-
On va boire un coup ? »
P
se moucha, B s'enfonça dans son écharpe. Elles
s'éloignèrent en shootant dans les feuilles mortes.
C'était
presque l'automne. Et presque l'automne est une saison difficile pour
P comme pour B. Toutes les deux aiment se promener dans les forêts
pleines de couleurs, les premiers feux de bois, être au chaud
dans un cinéma.
Mais
presque l'automne, c'est aussi la lumière qui baisse, la fin
des apéro dehors, les fleurs qu'on retrouve gelées un
matin, les premiers bonnets.
P
était alors enrhumée. B avait un herpès.
Cela
faisait donc longtemps, un jour ou deux, qu'elles ne s'étaient
pas vraiment donné de nouvelles.
Bien
calée devant son ordinateur, B mangeait des noisettes.
Elle
les ouvrait au marteau, grignotait le fruit puis visait un seau avec
la coquille. Lorsqu'elle l'atteignait, elle s'accordait un bonus de
quatre noisettes. Elle était en train d'améliorer les
règles en ciblant sa tasse à café lorsque son
téléphone portable sonna.
C'était
Justine, une amie de longue date :
«Tu
sais qu'il y a un concert ce soir au café ?
-
Ah non. Qu'est-ce que c'est ?
-
Je ne me rappelle plus du nom, mais j'aimerais bien y aller avec
Jean-Pierre.
-
Ah oui, c'est une bonne idée.
-
Alors j'ai pensé que peut-être tu pourrais garder Léna
et Léonard, de toutes façons, toi, tu n'y vas pas au
concert ...
-
Ben ... Apparemment non.
-
Bon, eh bien je passe te les amener vers sept heures si tu veux. »
P
avait trouvé une planche dont elle n'avait pas l'utilité,
mais qui lui plaisait beaucoup.
Arc-boutée
sur sa table de cuisine, elle en arrachait les clous avec une paire
de tenailles. Elle en affrontait un particulièrement résistant
lorsque son téléphone portable sonna.
C'était
Margot :
«Il
y a un super concert ce soir au café.
-
Ah tiens ? C'est une bonne nouvelle, c'est qui ?
-
Je ne sais plus. Avec Étienne, on irait bien. Mais on n'a
personne pour Julien. Tu n'avais rien prévu toi de toutes
façons ?
-
Ben écoute, euh ...
-
Parce que si tu n'y vas pas, ça t'embêterait de garder
Julien ?
-
Ben euh ...
-
Passe vers 18 heures, ça laissera le temps d'un petit apéro. »
Dehors,
il y avait de la lumière dans les feuilles de juste avant
l'automne. Le téléphone raccroché, P balança
la paire de tenailles sur un fauteuil. Il fallait profiter de ce
qu'il restait de cette belle journée alors elle allait faire
séance tenante toutes les choses urgentes qu'elle n'avait pas
faites jusqu'ici. Elle commencerait par un café en ville pour
s'organiser, elle achèterait des oeufs, ramasserait des
champignons sur le chemin du retour. Elle se moucha, empocha
machinalement les clous qui traînaient sur sa table de cuisine
en même temps que deux paquets de mouchoirs en papier.
Le
soleil chauffait un peu la petite terrasse du bar, P s'y installa
emberlificotée dans ses châles et pulls. Vint à
passer une ancienne collègue d'un ancien travail :
« Tiens,
salut Isabelle.
-
Salut P.
-
Ça faisait un moment, ça va ?
-
Oui, t'as entendu parler du concert ? C'est bien, ça fait un
peu bouger les gens.
-
Ben oui. Sinon ça va ? Paul aussi ça va ?
-
M'en parle pas. Il faut que j'aille le chercher à la gare et
puis qu'on passe déposer une commode chez sa mère, en
plus avec Emilienne, c'est pas pratique à cause du siège
auto. Surtout que la Safrane est au garage ; tu fais quoi là
tout de suite ? »
C'est
comme ça que P, sa boîte d'oeufs à la main, un
siège auto sous le bras se trouva à enjamber les
crocodiles sur le trottoir avec Emilienne, quatre ans.
«
Ça te dit d'aller chercher des champignons ?
-
Non. Veux santer.
-
Super. »
P
fit une pause devant la pharmacie pour se moucher.
«
Alors,
est-ce que ça te dirait d'aller te promener et puis si on voit
des champignons, comme ça par hasard, eh bien s'ils sont bons
on les cueille ?
-
Non. Veux santer.
-
Super. »
Donc,
lorsque B sortit de la pharmacie, le bas du visage enfoui dans une
écharpe rouge, elle entendit une voix enrouée mais
familière qui chantait : « Tortue pourquoi te
tais-tu ? » accompagnée d'un « totu
ta tutu totu » fluet mais enthousiaste.
«
J'ai un herpès, annonça B cachée dans son
écharpe.
-
Rhhoo, moi, j'ai un rhume. Tu vas aller au concert quand même ?
-
Ah non, je ne peux pas : Justine passe à sept heures. Toi tu y
vas ...
-
Aaah non, non, moi c'est pire. Je vais chez Margot garder Julien
quand j'aurai ramené Emilienne. Ça te fait marrer.
-
Ah non, non. Euh oui, si. Précisément, Justine amène
Léna et Léonard chez moi : elle va au concert avec
Jean-Pierre.
-
En fait tout le monde va au concert.
-
Qu'est-ce qu'on fait ? On va boire un café ?
-
Chez toi ?
-
D'accord. »
B
posa la maquinette sur la cuisinière à gaz, sortit les
tasses et demanda
gentiment à Emilienne :
« Qu'est
ce que tu veux boire ?
- Du
café.
-
Ah ça non, tu sais c'est pas bon pour les enfants. Tu veux
boire de l'eau ?
-
Du café, pourquoi tu caches ta figure ?
-
Ou bien un jus d'orange ? Tu as bien du jus d'orange B
? s'empressa de demander P.
-
Veux du café. Pourquoi tu caches ta figure ? C'est passke tu
as des pustules de sorcière ?
-
Eh bien écoute, pas tout à fait. Bon, jus d'orange ou
pas jus d'orange? »
Emilienne
demanda son ninin. P entonna Be Bop a Lula en partant le quérir
dans la voiture. Au retour elle fit remarquer à son auditoire
que le nez bouché donnait à ce morceau une résonnance
particulièrement seyante. Elle nota alors que B et Emilienne
avaient fait connaissance pendant cette brève absence : B
boudait et la petite fille donnait des coups de pieds dans la table.
« C'est
nul ici, annonça-t-elle plaintivement à P en saisissant
son ninin, veux aller sez les sampignons.
-
Super, dit P
-
Oui, dit B, mais ici il y a du café - et sur la table, tasses,
sucrier et assiette à biscuits changeaient rapidement et
bruyamment de place - donc nous, on va le boire. »
P
entonna gaiement : « Tortue pourquoi te » et
s'arrêta là. Emilienne s'était laissée
tomber au sol, la tête dans les mains. B et P se regardèrent.
Leur dialogue muet serait difficile à transcrire.
B
sortit le jus d'orange.
«
Tu bois ou tu bois pas ?
-
Ze bois pas passke c'est du poison passke t'as des pustules de
sorcière. »
Sentant
son amie vexée perdre patience, P versa le café dans
les tasses.
«
Le café est servi, annonça-t-elle d'un ton qui se
voulait joyeux.
-
Toi aussi elle veut te donner du poison », dit Emilienne
en fronçant les sourcils, reculant le plus loin possible de
B.
Valère,
lui, aimait vraiment le début de l'automne. Et ce jour-là,
il lança le grand ménage. Il avait retrouvé une
cassette des Ramones de ses années lycée, c'était
parfait. Marie, sa fille de sept ans, l'aidait en préparant
des bassines d'eau pleines de mousse. En nettoyant les carreaux, il
eut comme une vague de nostalgie. Il avait envie de sortir, de boire
une bière, d'écouter de la musique, de danser
peut-être. Il composa le numéro de la mère de
Marie, pour la supplier de garder leur fille cette nuit-là,
mais raccrocha après une sonnerie, il avait sa fierté.
« Allez,
on finira le ménage une autre fois »,
dit-il à Marie.
Ils enfourchèrent
leurs vélos.
P
renversa le fond de sa tasse en éternuant.
«
Bon
ben c'est déjà l'heure. C'est bizarre que ta mère
n'ait pas encore appelé, je vais t'emmener avec moi en
attendant »,
dit-elle à Emilienne.
Chez
Margot, on expédia vite fait les olives et un verre de blanc.
«
Je ne suis pas prête, Julien s'est encore enfermé dans
le grenier et Etienne n'est toujours pas rentré.
-
Il s'est encore enfermé dans le grenier ? »
s'inquiéta P tendant un mouchoir à Emilienne dont la
morve qui coulait le long du menton menaçait l'assiette
d'olives.
Son
téléphone portable sonna.
«
C'est Maman ?»
hurla Emilienne en s'affalant sur P, étalant la morve de son
visage façon trace de limace dans son décolleté.
« Super »
répondit P au téléphone, embarquée dans
une tornade où se succédaient belle-mère,
commode, voiture, embouteillages, litière de chat et commande
de la Redoute dans un ordre qu'elle sentait dicté par la
nervosité.
«
Ne t'inquiète pas, ne t'inquiète pas ... Là je
suis chez Margot avec Emilienne, tu n'auras qu'à passer la
prendre ici quand tu pourras.
-
Ooooh tu es chez Margot là ? Ah, tiens passe-la moi. »
«
Zveux parler à Maman »,
gémissait Emilienne.
P
essuya ce qui restait de morve sur le visage de la petite fille qui
ne se lassait pas de répéter :
« Zveux
parler à Maman, c'est MA maman, zveux parler à Maman
...»
Margot,
au téléphone, se repliait dans le couloir.
P
se moucha énergiquement puis tendit l'oreille, un peu
inquiète.
Elle
entendit : « Ahhh oui, oh oui voilà, ben oui ».
La voix baissa, les pas s'éloignèrent, puis revinrent
avec entrain. « Bon ben j'te la passe »
concluait Margot.
«
En
fait, avec Paul on irait bien au concert. Ça fait un moment
qu'on ne s'est pas fait une petite sortie tous les deux, tu
comprends. Mais sa mère va à un loto. Ça
t'embête pas qu' Emilienne reste avec toi ce soir ? Margot est
d'accord.
- Super.
-
Ou ça te fait trop ?
P
se resservit machinalement un verre de Vézelay.
- Ben
non d'accord. »
La
conversation terminée, P regarda Emilienne qui donnait des
coups de pieds dans le canapé. Une porte claqua.
«
Salut
P, alors prête pour garder le petit monstre ? dit Etienne.
- Hinhin,
ricana P sans conviction.
- Oh
et cette mignonne petite fille, c'est à toi ?
-
Hinhin.
-
Bon, j'vais me changer, si j'en crois les hurlements de Margot
là-haut, faut faire vite. »
Quelques
instants plus tard, le couple redescendit.
«
Je
suis désolée, on va être en retard, Julien est
toujours dans le grenier mais je pense qu'il ne va pas tarder à
redescendre.
-
La faim fait sortir le loup du bois, ajouta Etienne, badin.
-
Hinhin. »
B
avait préparé une pile de films et de dessins animés
appropriés pour cette soirée. Elle les avait classés,
Mary Poppins en haut juste avant Peau d'Âne ; avec l'espoir que
les petits la laisseraient choisir. Elle se sentait plutôt bien
disposée.
Jean-Pierre
toqua à la porte à sept heures tapantes. Tout était
prêt : le poêle carburait, elle avait caché sa
collection de marionnettes anciennes avec les quelques livres
érotiques qu'elle possédait, et éliminé,
un peu à regret, toutes les araignées de la chambre
d'amis.
La
porte à peine ouverte, deux tigres s'engouffrèrent dans
la cuisine en crachant et rugissant, suivis d'un autre plus petit,
qui bavait abondamment. Les deux grands tigres se tapirent sous la
table, tandis que le plus petit faisait volte-face pour se
réfugier dans les jambes de son père. B rajusta son
écharpe.
«
Eh
ben ma louloute. Je crois que tu lui fais peur, dit en riant
Jean-Pierre à B.
- Ha.
Je suis désolée. Bonjour Léna, dit B essayant
d'amadouer la petite fille.
-
Alors, je t'ai apporté des couches, son pij', tu peux la
coucher dans ton lit, elle s'endort partout de toutes façons
et puis elle mange comme Léonard.
-
Léonard oui, je vois, et sinon, le tigre avec des couettes qui
bricole ma collection de jouets Kinder, c'est qui ?
-
Ah oui, c'est Marie. Tu connais Valère ?
-
Non.
-
Mais si, Valère, il habite à côté de chez
nous, il a une R25 noire, tu sais, il travaille je sais plus où.
-
Non.
-
Enfin bref, on s'est croisé cet après-midi, il avait
envie d'aller au concert, je lui ai dit que tu n'y verrais pas
d'inconvénients. C'est vrai, tu n'y vois pas d'inconvénients
? Qu'ils soient deux ou trois, ça ne change pas grand-chose.
Marie est très mignonne. », dit Jean-Pierre tendant
la main pour caresser la tête du tigre qui se sauvait derrière
le rempart de chaises que Léonard avait construit pour faire
leur tanière.
L'enthousiasme
que B s'était efforcée de rassembler entre le départ
d'Emilienne et l'arrivée des tigres se sauva comme un lézard
effrayé, laissant choir à ses pieds tout ce qu'il avait
contenu de bonne humeur. Une demie seconde, elle envisagea de mettre
tout le monde à la porte pour prendre un bain en lisant les
blagues du paquet de Carambars. La logique des gens lui échappait
une fois de plus. Elle se reprit vite, ce n'était pas le
moment de flancher.
Pendant
ce temps, P se mouchait à la porte du grenier. Elle tentait de
parlementer avec Julien.
«
Tu t'amuses bien là-d'dans ?
-
...
-
J'aimerais bien savoir ce qu'il y a dans ce grenier.
-
...
-
Tu connais Emilienne ? Elle est suuuuuuper gentille, si tu venais
vous pourriez peut-être jouer ensemble.
-
...
-
On s'était dit qu'on allait faire des crêpes, au
Nutella, même. C'est tellement bon, les crêpes au
Nutella, hein Julien ?
-
... »
Ça
l'inquiétait P de savoir ce petit garçon enfermé
tout seul. Elle essayait de se rappeler la solitude enfantine tout en
étant consciente de ne pas avoir de recette pour y remédier.
A quoi pensait-il ? Est-ce qu'au moins il y avait de la lumière
là-dedans? Elle cherchait à ne pas se laisser entraîner
par l'avalanche d'images qui se formait dans son esprit : Julien
s'accrochant le genou sur un clou, tombant dans un trou caché
du sol inégal et se brisant le tibia, Julien se balaçant
par la lucarne pour venir s'affaisser en miettes sur le perron. Elle
se demanda pourquoi elle n'était pas au concert, elle. Puis
comment des parents pouvaient-ils s'en aller, laissant derrière
eux leur petit cloîtré dans une antre poussièreuse
et pleine de dangers. Elle se demanda si elle allait vraiment passer
la soirée devant cette porte fermée et pourquoi elle
s'inquiétait toujours pour des gens qui ne prenaient pas la
peine de lui rendre la pareille. Elle était tout à fait
désemparée.
Elle
se souvint aussi qu'elle avait laissé Emilienne et sa mauvaise
humeur face au chat Guimauve dans le salon. Elle l'entendait lui
demander d'aller chercher immédiatement les bottes de l'ogre :
« J'en ai besoin pour rentrer chez moi. »
Le
téléphone portable de B sonna. Elle allait ignorer ce
fait, considérant qu'elle avait suffisamment à faire
avec trois tigres et un papa, mais c'était P.
«
Allo.
-
Bon ben je file hein.
-
Papa, Papa.
-
Au revoir mes Pioupious chéris. »
Jean-Pierre
ferma la porte.
«
Papa
Papa.
-
Excuse-moi, vraiment excuse-moi, je te rappelle dans 3 minutes, je te
rappelle hein. »
B
manoeuvrait pour contourner le rempart de chaises qui s'avançait
en grinçant vers le milieu de la pièce.
«
Bon, dit B, allez les tigres, on va heu, on va heu, on va faire une
heu une petite pause, d'accord ?
-
Papa papa ! » hurlait le petit tigre agrippé à
la poignée.
La
porte s'ouvrit.
«
Oui
mon Piou Piou d'amour, Papa t'a expliqué, il va venir te
chercher pendant que tu dormiras et demain, on ira chez Mamie manger
des gaufres. »
Il
ferma la porte.
«
Papa »,
trépignait le petit tigre. B s'approcha.
La
porte s'ouvrit.
« Oui
mon Pioupiou d'amour. Papa s'en va, mais il va revenir quand tu
dormiras, hein ? »et
il colla le tigre dans les bras de B.
Il
ferma la porte.
Le
petit tigre avait repéré la sirène accrochée
au cou de B et tirait dessus.
La
porte s'ouvrit.
«
Ah
et euh, merci. »
Il
ferma la porte.
« De
rien », grommela B. Le tigre dans les bras, elle récupéra
son téléphone portable.
« Allo
P, c'est moi.
-
Allo B, je n'arrive pas à faire sortir Julien du grenier.
-
Ah ?
-
Je ne sais plus quoi faire. Prochaine étape : j'enfonce la
porte.T'as une autre idée ?
-
Enfoncer la porte ?
-
Ben écoute ...
-
J'arrive ! »
Un
peu plus tard, B et P tambourinaient à la porte du grenier.
Emilienne, Léonard et Marie sautaient dans l'escalier. Léna,
en bas, hurlait qu'elle voulait monter.
«
Allez
ouvre Julien, on t'attend pour regarder un dessin animé.
-
...
-
Ta mère a dit que tu pouvais jouer à l'ordinateur. »
On
entendit alors un petit bruit, et puis une petite voix :
«
Tout
de suite ?
-
Oui oui, tout de suite. »
Le
verrou fut tiré, Julien sortit tranquillement sur le palier.
«
C'est
pas vrai »,
lui dit B refermant prestement le grenier. P la regarda d'un air
réprobateur.
«
Allez on y va, tu devais t'ennuyer là dedans.
-
Non, je m'amusais super bien. »
Il
descendit l'escalier en frappant avec force et application chaque
marche pour bien faire comprendre aux deux adultes qu'il restait
maître de la situation et qu'elles venaient de le déranger
dans une occupation d'une importance dont elles n'avaient pas idée.
B
et P se dirent que cette avalanche d'enfants dans leurs soirées
respectives était un signe du destin, et se proposèrent
d'unir leurs efforts.
«
Alors
il faut qu'on prévienne Justine et Jean-Pierre.
-
Ah oui. »
Les
enfants réclamaient les crêpes promises. L'idée
paraissait simple, voire convenue. Il n'y avait plus qu'à
passer à la réalisation.
«
Tu
sais comment on fait ?
-
Il faut des œufs. »
Leur
première tentative de les préparer pendant que les
enfants jouaient dans le salon s'avéra inadéquate.
Elles avaient dû courir toutes les trois minutes les mains
pleines d'œuf ou de farine pour répondre à un
hurlement ou s'assurer que le bruit de chute de meuble n'avait pas
fait de blessé grave. Mais elles se perdaient dans leurs
préparatifs et ne pouvaient intervenir sur le terrain les
mains prises. Elles avaient essayé en déplaçant
l'aire de jeux dans la cuisine puis renoncé car P avait, sous
le choc de la collision avec deux fusées intergalactiques,
versé un litre de lait sur le sol, sur les fusées et
jusqu'au plafond.
« Bon
ça va pas l'faire »,
avait-elle
dit en considérant son tee-shirt dégoulinant. Elles
s'adaptèrent à la situation.
«
Nous allons faire
la cuisine ensemble les enfants »,
annonça B sur l'air de «
Joyeux
Noël ».
On
se lança donc dans l'élaboration de la pâte. Au
moment de verser le deuxième litre de lait dans le saladier, P
fut prise d'un urgent besoin de se moucher. Elle confia le brick à
Léna, dégaina un mouchoir en papier en raclant le fond
de sa poche emportant une pincée de petits clous qui,
transportés par l'énergie qu'elle mit dans son geste
pour atteindre son nez, se disséminèrent dans les
futures crêpes. B hurla, les enfants hurlèrent, P se
moucha, puis s'excusa. Le temps pour B de saisir une écumoire,
40 doigts avaient plongé dans le liquide pour attraper les
clous, sauf ceux de Léna, qui buvait le lait à même
le brick.
« Combien
tu en avais ?
-
Je ne sais pas.
-
Essaie de te rappeler.
-
Ben 6 ou 7.
-
Combien on a de clous les enfants ? »
On
compta les clous, on fouilla le saladier de liquide mi-gluant
mi-pâteux. Une fois certaines que tout danger était
écarté, B et P entamèrent la cuisson et firent
sauter des crêpes à tout va. D'ailleurs tout le monde en
fit sauter. Même Léna qui avait fini par renverser un
deuxième brick pour ensuite sauter dans les flaques de lait.
On mangea en s'en mettant le plus possible sur les joues et les
mains.
L'expérience
fut concluante, tout le monde ravi, le pot de Nutella dévasté
et les murs de la cuisine redécorés.
Abandonnant
le champ de bataille, on passa au salon.
B
et P s'affalèrent sur le canapé.
«
En fait, tout le monde va au concert, dit B.
-
Ben oui, répondit P.
-
Et pourquoi vous allez pas au concert vous ? demanda Emilienne.
-
On ne peut pas : on s'occupe de vous, répondit B.
-
J'ai pas envie que tu t'occupes de moi.
-
Ah tiens, pourquoi ?
-
T'es vieille.
-
Oui.
-
T'es drôlement plus vieille que ma maman.
-
Oui.
-
Ma maman est plus jolie que toi.
-
Oui.
-
T'es pas bien habillée.
P
regardait ses ongles, B eut envie de s'allumer une cigarette.
-
Oui je suis moche, j'ai une pustule de sorcière et j'ai trois
cents ans.
-
C'est pas vrai, ça existe pas trois cents ans.
-
Je te dis que j'ai trois cents ans, que je suis moche et très
très mal habillée. Mais moi au moins je ne pue pas.
-
Pourquoi tu dis ça ?
-
Parce que toi tu pues.
P
lui jeta un regard sévère.
-
C'est pas vrai ! C'est même pas vrai !
-
Si. Tu pues. Tous les enfants puent. Ils sentent le pipi, le sucre et
le shampoing : tu pues très fort. »
B
regretta ses paroles, un peu plus tard, lorsqu'elle trouva Emilienne,
vidant sur elle une dose inappropriée de la bouteille de No 5
de Margot.
« Tu
veux que je t'aide ? Vociféra-t-elle.
-
Oui zveux qu' t'en mettes dans mon dos aussi, zarrive pas. »
P
lui arracha le flacon. Emilenne hurla.
« Laisse
Emilienne, s'insurgea Julien, chevaleresque.
-
Laisse Emilenne, méchante ! T'es méchante ! »
hurlèrent les tigres sans masque.
Devant
cette solidarité, Emilienne reprit son hurlement interrompu,
le transformant en une longue plainte qui aurait arraché le
coeur de n'importe quel bourreau.
«Tu
lui fais du mal.
- T'es méchante.
- Vous êtes
méchantes.
- Vous aimez pas les
enfants.
- Ils sont où
les vôtres ?
-
Mais je ... mais je, bredouilla P, consternée.
-
Mais non, c'est pas vrai » , bafouilla B
Sentant
leur collaboration sombrer lentement dans les eaux du doute et du
cafouillage, P fut la première à se ressaisir :
« Bon
allez, ça suffit comme ça ! » tonna-t'elle
tout-à-coup surprenant même son amie. B se raccrocha à
la bouée :
« Oui,
c'est vrai ça. On va pas se disputer pour des bêtises.
Vos parents sont en train de s'amuser comme des petits fous au
concert, on va trouver quelque chose pour rigoler encore plus
qu'eux. Allez hop ! »
« On
va les faire sortir, ça va les calmer, dit P.
-
Bon, on va aller faire de la balançoire, proposa B
soudainement inspirée.
-
Mais il fait nuit.
-
C'est pas grave, on va allumer la lumière de la cour.
-
Mettez les manteaux et les écharpes. »
Les
nez coulants, les bonnets sur les yeux et les manteaux coincés
sur le menton, tout le monde se précipita dans la nuit.
C'était
bien les balançoires. B et P se relayaient pour en pousser une
et monter sur l'autre, un enfant dans les bras, sur le dos ou entre
les jambes.
B
apprit à Emilienne à prendre de l'élan et à
monter jusqu'au ciel en pliant et dépliant les jambes. P
montra à Julien que c'est encore mieux debout et encore,
encore mieux debout à deux, dos à dos.
«
On
est tombés mais on s'est pas fait mal »,
déclara Léonard le visage et le torse pleins de boue.
« Ooh
on dirait un monstre. Aaaaahhh »,
hurla Marie.
On
joua au monstre. C'était comme un chat, sauf que celui qui
était touché devait se transformer et pousser un
hurlement menaçant. Puis on joua au serpent, dans l'herbe ;
c'est le même jeu mais comme on se transforme en serpent il
faut ramper et pousser un cri de serpent.
« Sauf
que c'est un annaconda, j'te signale »,
dit
Julien à B qui l'accusait de pousser des cris de dinosaure.
On
joua aux dinosaures.
La
lumière de la cour éclairait le petit jardin couvert de
feuilles jaunes. Léonard sauta sur le dos de P qui bondit en
hennissant. B attrapa Emilienne pour se lancer à leur
poursuite. Léna tomba dans les feuilles, Julien la recouvrit
pendant que la petite hurlait en riant. Marie s'accrocha aux jambes
de B qui tomba, entraînant Emilienne. Puis tout le monde finit
par sauter et plonger dans les feuilles en en balançant le
plus possible et en criant après les dragons qui faisaient feu
de toutes parts.
« Il
est pas un peu tard ? »,
avait demandé B à P un moment avant.
« Oui
oui, on va commencer à les faire rentrer »,
avait acquiescé P.
« Il
est peut-être tard là, qu'est-ce que tu en penses ? »,
avait demandé P à B entre les dinosaures et les
feuilles mortes.
«
Ben oui, faudrait pas trop tarder »,
avait répondu B.
Léna
pleurnichait dans les bras de P, Emilienne avait les lèvres
violettes et Julien commençait à râler. Elles se
consultèrent du regard, se relevèrent, époussetèrent
les feuilles collées à leurs vêtements.
« On
y va les enfants ? dirent-elles en choeur.
- Hein ? Mais on
vient juste de commencer à jouer, dit Léonard.
-
Oui, renchérit Marie. Toujours au moment où on
s'amuse, on doit arrêter.
-
Il est très tard, dit P.
-
Très très tard », appuya B.
Elles
firent semblant de ramasser des crevettes dans un filet de géant
et déposèrent leur pêche dans le salon.
«
Il faudrait penser à appeler Justine et Jean-Pierre, dit P.
-
Oui tu as raison, dit B, Léonard ne t'assois pas là ! »
hurla-t-elle. Il avait le fond du pantalon couvert de boue, le joli
canapé risquait gros.
« Léna
non ma puce, ton petit seau plein de terre on va le laisser vers la
porte, hein ? s'exclama P.
-
Il est dix heures, s'inquiéta B.
-
On va se laver », ordonna P.
La
salle de bain se transforma vite en piscine olympique, puis rivière
sauvage avec cascades. P qui avait déniché des
serpillières tentait de modérer l'inondation pendant que
B surveillait le dosage des flacons de gel douche. Elle en profita
aussi pour dissimuler la bouteille de numéro 5 quasi vidée
derrière une pile de serviettes.
C'est
sans doute là qu'on s'amusa le plus.
Il
était très, très, très tard, quand B et P
réussirent à attribuer à chacun un lit, un
pyjama et un nombre suffisant de baisers. Elles décidèrent
ensuite de fumer à la fenêtre pour organiser la remise
en état des lieux.
Elles
fumèrent. En silence. En pensant aux parents qui devaient
trinquer et danser pendant qu'elles n'avaient même pas un jeu
de Scrabble.
« En
fait tout le monde est au concert sauf nous.
-
On devrait vite appeler Justine, dit B saisissant une éponge.
-
Olà, oui, il faut vraiment le faire », dit P qui
essayait de gratter au couteau la pâte à crêpe
carbonisée, incrustée dans la cuisinière.
Il
était minuit vingt-sept. Elles refumaient une cigarette à
la fenêtre et se félicitaient d'avoir presque réussi
à réparer tous les dégâts.
Le
téléphone portable de B sonna.
« C'est
Justine.
-
Zut, on a complètement oublié de prévenir. »
Elles
se regardèrent. Il est impossible de transcrire leur dialogue
télépathique. Leurs expressions ( une once de surprise,
un doigt de culpabilité, quelques grammes de reproche et un
début de fou rire ) ressemblaient à celles de Julien et
Léonard surpris sous la table quand ils flambaient des crêpes.
B
décrocha et éloigna aussitôt l'appareil de son
oreille.
« Non,
mais attends ... Oui je sais, mais ... Laisse moi parler ... Bon,
mais écoute ... »
P
lui arracha le téléphone des mains :
« C'est
quoi le souci ? »
B
soupira de soulagement.
« Eh
ben c'est comme ça, on a oublié de t'appeler, on était
un peu débordées tu vois? »
Galvanisée
par la témérité de son amie, B qui était
devenue rouge, très rouge, reprit le téléphone :
« Justine,
tu étais où pendant ce temps ? Hein ? C'est pas comme
si on était en train de gérer cinq mômes, pas si
bien élevés soit dit en passant, pendant que vous
picoliez au concert. Alors vraiment, si tu es si furieuse, je vais te
proposer qu'on n'en parle plus jamais, qu'on ne parle d'ailleurs plus
jamais de rien. Et si tu veux récupérer tes gniards,
plus celle que vous m'avez balancé d'office dans les pattes,
que je connais même pas, viens les chercher chez Etienne et
Margot, je fais pas la livraison. Ciao. »
« Pfff
ajouta-t-elle lâchant le téléphone, pffff !
-
C'est vrai quoi, on n'est pas non plus Mary Poppins »,
conclut P.
A
deux heures moins cinq, les parents arrivèrent, le rose aux
joues et l'œil pétillant.
« Alors
ça s'est bien passé ?
-
Oh, Julien n'a pas mangé son yaourt, tu lui as donné
quoi à la place ?
-
Vous avez fait quoi ?
-
Ils ne se sont pas couchés trop tard ?
-
Ils se sont lavés ?
-
Tiens ? Qu'est-ce que c'est que ces clous ?
-
Vous avez mis une couche à Léna au moins ?
-
Des crêpes ? Et Emilienne qui ne supporte pas le lait !
-Ça sent la cigarette, non?
-
Vous avez renversé quelque chose par terre ?
-
Vous leur avez lu l'histoire que j'avais préparé ?
-
Ils se sont lavé les dents ?
-
A quelle heure vous les avez couché ? »
Le
ton soupçonneux de cette avalanche de questions hérissa
le poil de B.
« Sinon,
le concert, c'était bien ? C'était qui ? »
Tout
à leurs préoccupations parentales, le groupe de
trentenaires en goguette ignorèrent son intervention.
« Quelqu'un
est monté voir depuis ? Julien fait des cauchemars en ce
moment.
-
Ah tiens, Marie aussi a ses périodes.
-
Ah oui ? C'est terrible hein ? Tu sais le pédiatre m'a dit ...
-
Ouais, c'est quand même du souci les enfants.
-
C'est une sacrée responsabilité tu veux dire !
-
Vous savez pas la chance que vous avez. » Le choeur de
parents se tourna vers P et B, toutes deux rêvant à cet
instant précis d'une batte de base-ball et d'un fusil à
pompe. Un tantinet dégoûtées, elles préférèrent
chacune pour soi repenser aux bons moments qu'elles avaient passé
avec les enfants de ces adultes.
« D'ailleurs
les pédiatres ne disent pas tous la même chose, par
rapport à cette histoire de cauchemars notamment.
-
Non, mais en fait je ne t'en veux pas du tout, hein tu sais ? déclara
Justine magnanime à B.
-
Non mais, vous savez que cette pétasse d'instit' prétend
que Julien doit voir un pédo-psy ?
-
Ah ? Celle de Marie est très bien par contre. Tu sais c'est la
femme du gars super sympa avec qui on a trinqué à un
moment.
-
Le petit râblé ?
-
Non, non, le grand un peu roux.
-
Bon alors merci pour tout, on va y aller », glissa B.
Après
un échange de regards navrés, elles s'éclipsèrent
silencieusement, laissant les parents discuter progéniture et
innocence sacrée entre deux discrets hoquets parfumés à
la bière.
« Tu
as vu ? On le connaissait en fait, Valère.
-
Ah bon ?
-
Tu fais quoi ?
-
J'sais pas.
-
On va boire un coup ? »
P
se moucha, B s'enfonça dans son écharpe. Elles
s'éloignèrent en shootant dans les feuilles mortes.