lundi 18 mars 2013

Chapitre IX "Où l'on voit B et P s'enivrer de vin et de poésie"


deuxième partie

Dans une cour de ferme, le bonnet sur les oreilles et l'écharpe sur le nez, B et P tapaient des pieds pour les réchauffer.
« Ça va être une bonne soirée, déclara le conseiller municipal en fermant sa porte à clefs.
- Bon alors c'est où exactement ? s'enquit B.
- C'est pas facile à expliquer, vous sortez du village après le terrain de jeux vous tournez à droite mais pas la première, la deuxième après la ferme de Presseins, enfin c'est pas facile à expliquer. 
- Ben le mieux c'est qu'on vous suive non ?
- Ben oui, c'est vrai que c'est pas facile à expliquer. Ou sinon je vous emmène.
- Non mais on va vous suivre. On a nos paniers, tout ça...
- Non mais je vais vous emmener, c'est plus sûr. Ça glisse par ici vous savez.
- Ah bon ?
- Non mais vous avez vu l'épaisseur de neige ? Et puis tout n'a pas été dégagé.
- Bon ben d'accord.
B vit que P faisait un peu la tête, elle lui glissa :
- Attends, c'est la classe, on a un chauffeur et puis c'est plus sûr.
- Tu as raison. Réjouissons-nous. Pour une fois qu'on va pas se paumer en plus. »
Le conseiller municipal les invita gentiment à monter dans sa C.X. 
« Alors là je suis stupéfaite, j'ignorais qu'il y avait des GS qui roulaient encore, lança aimablement B.
- On sent quand même que c'est le genre de véhicule qui tient la route » ajouta P qui soudain s'intéressait à la mécanique automobile afin de désamorcer son trac qui montait.
Le début du voyage se passa joyeusement en dissertations sur la beauté du ciel étoilé et la soirée qui s'annonçait fameuse. Et pour décorer avec encore plus de brio cette belle nuit d'hiver, la neige se remit à tomber avec force.
Cependant, P, qui était montée à l'avant, perçut au bout d'un moment des signes de nervosité chez leur chauffeur tandis que ses joues rasées de près pâlissaient. 
« Tout va bien ?
- Vous êtes perdu ?
- C'est pas grave vous savez, nous ça nous arrive tout le temps.
- Attendez, je dois avoir une carte du coin dans mon panier. »
Le conseiller municipal se racla la gorge : 
« Nan mais c'est pas ça. Vous ne sentez pas que ça glisse ?
- Ah ben non pas du tout.
- Vous savez, il faut peut-être mettre des chaînes, comme à la montagne.
- Vous n'en avez pas dans le coffre ? »
La CX fit une première embardée, le conseiller municipal rétablit le véhicule de justesse.
« Je vais rouler doucement, dit-il serrant ses mains sur le volant.
- C'est pas possible, dit B en riant.
- On irait à pied qu'on irait plus vite » ajouta P pour détendre l'atmosphère et son trac qui cavalait.
Le conseiller municipal ne crut pas bon de réagir aux plaisanteries des deux lectrices et serra derechef son volant. Son amour propre avait cependant été légèrement écorné par l'insouciance des jeunes femmes. Il était ennuyé, il n'arrivait pas à leur en vouloir mais il aurait préféré rester celui qui les avait protégées des dangers de l'hiver, le sauveur qui leur avait évité l'errance et l'enneigement. Au lieu de quoi, il se sentait comme un semi-grabataire tyrannique à qui on passe le caprice de conduire en prenant sur soi pour ne pas ricaner. « J'exagère » se dit-il en se redressant sur son siège mais son amour propre poussa son pied qui appuya sur l'accélérateur pendant que son inquiétude, elle, verrouillait ses muscles depuis les épaules jusqu'aux mains. Enchantées par la beauté alentour, la perspective de la lecture et aiguillonnées par le trac, B et P chantonnaient et plaisantaient presque comme si elles avaient été seules. Se rappelant soudain la présence du chauffeur, B, empathique, lança :
« Moi une fois j'ai glissé dans une descente, j'allais trop vite c'est sûr, j'ai tourné trois fois sur moi-même avant de finir de justesse sur un bas-côté. De justesse ! »
P commença : « La seule chose à éviter... » au moment où le capot de la CX sembla se diriger de lui-même vers un chêne octogénaire, « ... c'est... » continua-t-elle avec feu tout à fait en même temps que la panique souffla sur la main crispée du conseiller municipal qui s'accrocha au frein à main. La CX eut le temps de faire deux tonneaux et P de finir sa phrase : « le frein à main », avant d'atterrir dans le fossé.
« Au secours ! » hurla P en se jetant au cou du conseiller dont l'amour propre venait de s'effondrer - projeté par la chute - au fond de ses chaussettes. « Ah ah ah excellent, jubila B, on se croirait dans un vaisseau spatial, c'est trop fort ! » Effectivement, ils avaient tous trois la tête au-dessous des pieds et ne pouvaient rien voir autour que du blanc, la comparaison se tenait. La voiture fit un dernier tonneau avant de se stabiliser tout à fait.
« 2001 l'Odyssée de l'espace !
- Oh merde on est dedans, jura le conseiller municipal, puis se reprenant, vous n'avez rien mesdames ?
- On est où ? demanda P.
- Ben dans le fossé, répondit-il d'une voix lamentable.
- Bon ben on va pousser.
- Vous plaisantez ? »
Elles descendirent toutes deux dans le fossé avec force contorsions tandis que le conseiller municipal s'extirpait laborieusement de la voiture côté route. 
« Arrêtez, remontez, elle est trop lourde, il y a trop de neige !
- J'entends pas, cria P de la neige jusqu'à mi-cuisse, son bonnet noir blanchi en quelques instants.
- Venez elle est bonne, dit B en riant, très fière de sa blague.
- Remontez, on va téléphoner à la salle des fêtes. »
On remonta. On sortit les téléphones portables. Aucun n'affichait de barre.
« Y'en a marre de vivre au fin fond d'une région de cavernes, vociféra le conseiller.
- On est loin ? demanda timidement B.
- Cinq kilomètres. »

Un tracteur vint à passer sur une petite route avoisinante, ses gros phares balayant la nuit cloutée de flocons. Tous trois redescendirent prestement de la CX et tels des naufragés sur une île déserte se mirent à héler l'énorme véhicule en agitant les bras. Le tracteur vint s'arrêter près de la CX en chien et un agriculteur en descendit.
« Bonsoir René, on est enlisé dans le fossé, dit le conseiller.
- Oui ben j'vois bien.
- J'emmène deux lectrices à la salle des fêtes pour la veillée de ce soir.
- Bonsoir mesdames. »
B et P répondirent gentiment, de la neige entre les dents. 
« Bon allez je sors le câble. »
Tandis que l'agriculteur et le conseiller municipal s'acharnaient à attacher la voiture, B dit à P : 
« On fait quoi ? On remonte dans la voiture ?
- Ben non.
- Oui mais puisqu'on sert à rien.
- Je pense qu'il sera mieux vu de partager la température avec notre sauveteur, même si ça ne sert effectivement à rien, plutôt que de le regarder au chaud comme une bête curieuse par le carreau de la bagnole en fumant des clopes.
- Tu as raison. »
B et P s'approchèrent donc du tracteur. P proposa de l'aide sans conviction : « On pourrait... pousser un peu la voiture. On pourrait... » On ne leur répondit pas. Bientôt lassées de cette oisiveté, elles commencèrent à façonner un bonhomme de neige. B était en train de convaincre son amie de s'enfoncer un tout petit peu seulement dans le bois pour lui trouver un sceptre lorsqu'un épouvantable bruit de chute suivi d'une bordée de jurons les firent sursauter. Le tracteur avait rejoint la voiture dans le fossé. L'agriculteur contemplait le désastre, incrédule. Le conseiller municipal suait. B faillit éclater de rire mais P l'ayant senti déclara très fort :
« Ah la guigne. Je n'aurais pas cru que cela soit possible. 
- Ça glisse sacrément, balbutia le conseiller en sueur. »
René tourna les talons sans un mot. La neige tombait de plus en plus, la lumière baissait. Il se passa quatre ou cinq minutes durant lesquelles il ne se passa rien. Les trois comparses interloqués tapaient des pieds sur la route, regardant tour à tour la voiture, le tracteur et la direction dans laquelle s'était enfui leur sauveteur. P écrasa le pied de B avant que celle-ci ne suggère de continuer le bonhomme de neige. Après conciliabule, il fut décidé d'extirper les sacs et paniers de la voiture pour parcourir à pied les cinq kilomètres restants. On en était là, lorsqu'un deuxième tracteur apparut, sur lequel était juché René accompagné d'un collègue plus jeune et qu'on venait visiblement d'arracher à un repas bien arrosé. 
Une demie-heure plus tard, B, l'anorak complètement blanc, dit à P, dont elle ne distinguait quasiment que le bout de la cigarette allumée : « On va finir par être en retard ».
Et c'est à ce moment là que le deuxième tracteur dérapa pour rejoindre les autres véhicules dans le fossé. Malgré une bordée de jurons sortant de toutes les bouches et les tentatives désespérées de l'agriculteur pour le redresser, il resta planté dans la neige, sans espoir de l'en sortir.
« Mais putain de bordel de routes à la con de cambrousse pourrie, hurla le conseiller municipal qui ne se tenait plus, euh vous n'avez pas trop froid mesdames ? »
B et P hochèrent négativement la tête tout en sortant de leurs poches leurs paquets de tabacs et leur boîte commune de chewing-gums anti-stress.
« Le plus terrible finalement c'est de se sentir dépassé par les évènements, dit B en roulant sa cigarette.
- Oui, d'être impuissantes face aux caprices du destin en quelque sorte » répondit P en mâchant pensivement.
Mais la chance ne les abandonna pas. Un troisième tracteur vint à passer. Tous les cinq se mirent à hurler dans la nuit afin d'attirer le monstre des routes.
« Ah ben Pierrot, dit le troisième agriculteur en en descendant, comment t'as fait ton compte ?
- C'est en voulant tirer le tracteur de René, répondit Pierrot un tantinet agacé.
Puis avançant dans la neige, il hoqueta de surprise :
- Ah ben René, comment que tu es arrivé là ?
- C'est en voulant tirer la CX de Jean-Yves » répondit René un brin énervé.
Les trois agriculteurs ressortirent câbles, chaînes et cordes. Le conseiller municipal se demanda tout d'un coup pourquoi il n'était pas resté chez lui avec une pizza sortie du congèl' à regarder des Tom et Jerry. « En plus, je viens de récupérer celui sur Noël, se disait-il, et il est vraiment bien celui-là. » Il se sentait parfaitement inutile face aux rugissements et l'affairement de René et ses acolytes. Il n'osait pas mettre ses mains au fond de ses poches pour ne pas avoir l'air trop décontracté et lançait de temps en temps un : « C'est bon là, ça devrait tenir » pour la forme. Lorsqu'il fut à court de réflexions intéressées et que de toutes façons son ton semblait de moins en moins convaincu, il se rapprocha des deux lectrices qui subissaient patiemment leur transformation en bonnes femmes de neige.
Une nouvelle bordée de jurons jaillit du trio de sauveteurs lorsque le tracteur de Jacques faillit rejoindre les deux autres et la CX. Entre fierté et soulagement, Jacques en descendit :
« Faut s'y prendre autrement les gars ! »
S'en suivirent des pourparlers desquels était exclu l'autre trio. B tournait autour du bonhomme de neige, Jean-Yves exécutait avec brio la chorégraphie de l'indécis : un pas en avant vers les sauveteurs, un pas en arrière du côté des lectrices. P, plantée entre les deux, se roulait une cigarette.
Pendant ce temps, à la salle des fêtes de Corbelles-sous-Ruze, on s'inquiétait de ne pas voir arriver Jean-Yves et ses deux lectrices. Les appels téléphoniques demeurant infructueux, on décida d'envoyer une estafette. Gérard se proposa et partit en 4X4 dans la nuit froide sur les petites routes de campagne. Au bout d'un moment, il distingua un embouteillage comme on en avait rarement vu dans la contrée : un tracteur sur la chaussée, deux dans le fossé plus une CX avec trois gaillards qui gesticulaient et braillaient et trois bonhommes de neige avec des bouts rougeoyants à la bouche. 
« Qu'est-ce qui s'est passé ? demanda-t-il en descendant du 4X4.
- Rien, répondit Jean-Yves.
- Ah bon. Bonjour, vous n'avez pas trop froid mesdames ? »
B et P répondirent l'une en haussant les épaules, l'autre en lançant un « bof » las. 
« Bon, je vais vous emmener, un petit café-colonial ça va vous requinquer. Jean-Yves, tu sers à rien là, non ? » Jean-Yves ne répondit même pas mais son teint pâle prit une nuance orangée. « On a besoin de toi à la salle. Le petit conteur est arrivé, les musiciens aussi et on n'a plus assez de chaises. T'as les clefs de la mairie ? » Jean-Yves lança un : « Bon ben je dois y aller les gars, à tout à l'heure ? » avec une voix de petit garçon, tandis que B et P s'emparaient de leurs paniers. 
Au vu du caractère quand même exceptionnel de la situation, elles acceptèrent la petite prune du Manu avec le café. Elles burent pieds nus et en culotte, enveloppées dans leurs précieux plaids, devant le poêle pendant que séchait leur linge et que s'installaient les chaises.
« Qu'en pensez-vous Mesdames? » leur fut-il demandé depuis le coin où s'affairaient les membres de l'association. Elles se jetèrent un regard de détresse. Allait-il falloir traverser la pièce cul nu et sans chaussures ? B allait s'avancer bravement lorsque P trancha :
« On s'en arrangera, ne vous inquiétez pas. Je veux dire, vu d'ici ça a l'air parfait. » P sortit les chewing-gums anti-stress. Il n'y en avait plus que quatre. Elles en enfournèrent deux chacune. La fille de Jean-Yves, ses quatre enfants et leurs deux chiens poussèrent la porte de la salle. Lorsque la petite fille demanda « C'est qui les dames en culotte ? » les deux amies décidèrent que leurs habits étaient secs.
Plus tard, B et P, attablées devant leurs tasses de thé et leurs livres, tenaient un public chaleureux et discret en émerveillement dans la petite salle des fêtes de Corbelles-sous-Ruze. B souriait en regardant une grand-mère fermer les yeux en écoutant P lire un extrait de La naissance du jour de Colette. Une bonne odeur de café, de tarte et de gnole se baladait au-dessus des chaises. On les applaudit à tout rompre, les joueurs de vielle et accordéon les embrassèrent sur les deux joues, les membres du conseil municipal leur offrirent des chocolats et une bouteille de mirabelle en les remerciant. Près du buffet où tout le monde s'était rassemblé, Jean-Yves leur serra affectueusement les mains : « Eh bien je ne regrette pas notre petite aventure finalement ! » dit-il en riant.
À ce moment, un homme venu du froid s'engouffra dans le salle surchauffée et s'exclama : « Ah ben chais pas quel est l'abruti qui s'est foutu au tas avec sa bagnole mais y'a pas moins de deux tracteurs avec lui au fossé et un troisième qui fait c'qui peut pour les sortir de là ! Et le plus beau, c'est que le mec il s'est barré en les laissant en plan. » Tout le monde s'esclaffa sauf Jean-Yves. Rouge de honte, il balbutiait : « Mais c'est moi l'abruti, mais c'est moi. » B et P se dirigèrent vers lui remplies de compassion et lui offrirent une petite tasse de leur thé personnel pour le consoler. Ce n'est qu'à ce moment là que Jean-Yves revit avec exactitude dans sa tête la jaquette du dvd de Tom et Jerry.
« Ça doit bien marcher vos lectures, dit le conteur en s'adressant à B et P.
- Vraiment, ça dépend, lui répondit P.
- Mais si ça pouvait se passer tout le temps comme ça, ce serait le paradis » lui répondit B.
On trinqua et dansa jusqu'à l'aube en s'échangeant des contes, des titres de livres et en appréciant la douceur de vivre à la campagne.


Ce fut un matin devant sa psyché que B eut un éclair de génie. Elle contemplait rêveusement ses deux superbes genouillères attachées par dessus son jean troué qui lui servait de costume d'exploration de prés et forêts ; lorsqu'elle dégaina soudain son portable.
« Tu sais l'heure qu'il est ? lui répondit P d'une voix pâteuse.
- C'est parce que je pars chercher des fossiles, s'excusa-t-elle.
- Il est 6h30, il fait encore nuit, tu n'y verras rien.
- C'est l'excitation de l'aventure.
- Ah.
- J'ai eu une idée révolutionnaire.
- Ah.
- Il faut amener la lecture là où on l'attend le moins, et là où il y en a besoin.
- Oui.
- Tu es d'accord ?
- Certes.
- Rendez-vous à la Croisée dans une demi-heure ?
- Deux heures ?
- Une heure ?
- Marché conclu. »

À midi sonnante, sur la place de la poste, B et P attablées devant plusieurs tasses de café, cigarette en bouche, s'appliquaient à écrire des lettres sur la seule table qu'on avait bien voulu leur fournir en terrasse.
« Il fait six degré je pense, ronchonna P.
- Tu exagères toujours un peu.
- On devrait parier.
- On a autre chose à faire.
- Le docteur Vison, elle est dans l'enveloppe ?
- Oui passe-moi l'adresse du dentiste Cruchet s'il te plait. »

Le jour-même, 57 courriers furent adressés à tout le corps médical de la région : podologues, dentistes, médecins généralistes, ostéopathes, etc... reçurent une invitation à étudier les bienfaits d'une lecture en salle d'attente permettant de détendre leurs patients tout en les soulageant de la lecture des divers magazines pourris qu'on osait encore leur laisser en pâture sur les tables basses trop souvent en rotin.
« Ça c'est un filon !!
- On aurait du y penser dès le début. »

Au bout de plusieurs jours, ne voyant rien venir, ni appel, ni courrier en réponse à leur lettre, B se rendit au guichet de la poste et put ainsi informer P que non, il n'y avait actuellement ni grève ni perturbation d'aucune sorte. 
« C'est bizarre, on les a bien timbrées cette fois.
- Oui, c'est carrément étrange.
- Faut relancer peut-être.
- Relancer ?
- Oui, insister, quoi.
- Comment, insister ? Elle était super claire cette lettre.
- Oui mais personne ne rappelle. C'est un métier prenant, médecin. Ils ne doivent pas avoir le temps. Ils auraient déjà appelé.
- Certes. » 

Elles se découragèrent.
Et, comme à leur heureuse habitude, rebondirent.
« Tu es déjà allée chez mon dentiste ? dit B.
- Non, répondit P. »
A 19 heures 30, monsieur Ciron enlevait sa blouse et l'accrochait à une patère dans son cabinet. Son assistant lui souhaita une bonne soirée et sortit. Monsieur Ciron entreprit alors de fermer les volets. À cet instant précis, on toqua à la porte de son cabinet. 
« C'est vous Jaban ? Entrez mon vieux. »
Il referma la fenêtre et en se retournant vit B, un panier à la main et P, visiblement mal à l'aise, contre le chambranle. 
« Heu, que puis-je pour vous ? articula-t-il.
- Nous voudrions nous entretenir avec vous pour une affaire importante, dit B.
- C'est-à-dire, avez-vous pris rendez-vous ? répondit-il de plus en plus interloqué.
B sortit de sa poche un papier froissé et lui tendit :
- Nous avons essayé monsieur Ciron, nous avons essayé, mais vous n'avez pas donné suite.
Le dentiste chaussa ses lunettes et reconnut dans la photocopie que lui tendait B le courrier qu'il avait reçu plusieurs jours auparavant et auquel il n'avait rien compris.
- Mmoui, c'est-à-dire que je ne comprends pas très bien...
Soudain B ôta d'un geste un peu plus théâtral qu'elle ne l'avait souhaité le plaid à carreaux écossais qui masquait le contenu du panier et s'empara d'un volume au hasard, Les Carnets du sous-sol.
P, que l'exaltation gagnait poursuivit avec un poème de Jules Laforgue.
Le dentiste s'était assis derrière son bureau et avait croisé ses mains. Il ferma les yeux. B et P sourirent intérieurement. La magie de la littérature opérait, elles voyaient le dentiste transporté dans des cieux incontestablement infinis. Monsieur Ciron pensait à ses 15 ans et à sa découverte de L'écume des jours, à son Audi rutilante et à madame Vendrive qui l'attendait pour une partie de squash pendant laquelle il pourrait contempler à loisirs ses beaux bras laiteux et sa mâchoire saillante, au plaid que piétinaient maintenant les deux lectrices, aux deux lectrices dont il se rappelait vaguement la prémolaire cariée de l'une d'entre elles. Et à la question qui l'obsédait depuis le début de l'apparition des deux folles : « mais qu'est-ce qu'elles foutent dans mon cabinet ? »
B et P s'échauffaient, la voix vibrante elles attaquèrent La Nymphe émue. Le dentiste les regardait tandis qu'une légère envie de pleurer montait en lui. Consterné, les joues rouges, il cacha son visage dans ses mains.
« Mon Dieu mais comment faire sortir ces deux forcenées ? »



Lorsqu'arriva fort à propos le rendez-vous annuel de P, elles eurent l'idée géniale d'y aller ensemble. Elles élaborèrent avant un montage de textes autour de « La fragilité des choses ».
P dût insister pour qu'on laisse entrer son amie lors de la consultation. Elle monta sur la table avec Si le soleil ne revenait pas et une anthologie de poèmes russes.
Le médecin était un peu étonné mais très patient. Il avait suffisamment d'expérience pour savoir que certaines dames n'étaient pas vraiment à l'aise ce jour de l'année, il ne voulait brusquer personne.
« J'ai quand même jamais vu ça », se dit-il à plusieurs reprises. Réflexion qui devint : « Non, vraiment je ne l'avais jamais vu et je ne le reverrai jamais plus » lorsque B entama une nouvelle de Judith Hermann, de dos pour ne pas gêner son amie toujours sur la table les jambes écartées, qui venait elle-même de finir un poème de Norge.
Le gynécologue se laissa cependant bercer par leurs voix, non qu'il appréciât réellement l'initiative qu'il trouvait assez gonflée, mais le passage d'un OVNI bondé de martiens verts à trompes et pustules sortis d'une bédé des années soixante-dix ne l'aurait pas surpris davantage.
Il fit soudain le rapprochement avec cette lettre étrange qu'il avait prise pour une sorte de canular allant jusqu'à penser à un genre nouveau de caméra cachée.
P se rhabilla, le médecin promit de « les tenir au courant », ce qui eut l'air de les calmer un peu. Après les avoir raccompagnées poliment, il informa la salle d'attente qu'il allait avoir besoin d'une petite pause-café. Il appela sa mère qui croupissait d'Alzheimer dans une luxueuse résidence où il n'avait mis qu'une fois les pieds, pour lui dire qu'il pensait fort à elle et qu'il viendrait bientôt. 
B et P guettèrent leurs portables assez longtemps.
« C'est bizarre qu'ils n'aient pas rappelé.
- Oui, ils ont eut l'air d'apprécier pourtant.
- C'est une idée géniale, c'est vraiment étonnant qu'absolument personne ne donne suite.
- Ils sont peut-être dépressifs, les médecins deviennent souvent dépressifs, ils voient des horreurs toute la journée.
- Tu as raison.
- Y'a un autre truc auquel on n'a pas pensé...
- Ah ?
- Les trains, les gares...
- Alors ça c'est vraiment une idée en or. »