Chapitre V :
Où
l’on voit B et P se disputer les faveurs des poètes morts.
Un
certain soir, lors de leur glorieuse cohabitation parisienne, B et P
s’étaient réunies dans leur couloir et discutaient autour de la
boîte de Spéculoos qu’elles s’accordaient pour dîner. Assises
autour de la table carrelée, elles entendaient une petite pluie
frotter les fenêtres. Ça assoupissait un peu l’ambiance. B y
ajouta un soupçon de Holtz en enclenchant Les
Planètes dans la
chaîne stéréo. Elles se prirent à discuter d’amour.
“
Quinze.
- Non !?
- Si. Et toi ?
- Attends, je
compte. Je pense douze, mais peut-être j’en oublie. “
B alla chercher du
camembert.
“ Tu
les compte tous ?
- C’est à dire
?
- Les chair et os
aussi ?
- Ça dépend.
Seulement ceux avec qui rien n’est arrivé. “
C’était donc au
temps de leur glorieuse cohabitation parisienne. Un immeuble
tranquille dans un quartier populaire, avec une petite cour que l’on
voyait depuis la fenêtre de la cuisine. Fenêtre devant laquelle B
pouvait oublier l’heure et le jour, en particulier le matin avec
une tasse de thé.
Lors
d’une “ soirée poésie “, P venait de relire Le
garçon aux sept vies
de F.G. Lorca à B qui essayait de retenir ses larmes. Un ange passa
au 75 ter rue des Lilas.
B versa alors du
vin dans leurs verres en affirmant joyeusement :
“ Tu
sais, en fait, eh bien je ne l’ai jamais dit mais je suis la
fiancée secrète de F.G. Lorca.
- Pardon ? réagit
P, outrée. “
Elles évitèrent
le sujet le lendemain soir, celui d’après et décidèrent d’aller
passer le troisième au cinéma. Quatre jours plus tard, P et B se
retrouvèrent à piétiner dans une longue file d’attente, des
livres sous le bras.
“ Tu
sais, dit P tout à coup, je ne pense franchement pas que tu puisses
t’arroger comme ça l’amour d’un poète homosexuel. “
C’était
toujours au temps de leur glorieuse cohabitation parisienne, dans
leur cuisine minuscule où P se préparait des tartines au concentré
de tomate et B des pâtes collantes.
“ Je
trouve que c’est un peu facile de compter dans ta liste tout et
n’importe quoi, s’emportait B, tu ne vas pas me dire que le
prince dessiné sur les paquets de gâteaux du même nom a quoi que
ce soit d’un amant éventuel ?
- Je suis désolée,
répliqua P s’emportant sur sa tartine mutilée, je le trouve tout
à fait à sa place.
- Et pourquoi pas
la Vache qui rit pendant que tu y es ?
- Je trouve moins
ridicule de compter le prince des gâteaux Prince parmi ses amants,
que de mettre exprès sa jupe écossaise quand on va chez le
quincailler.
- Tu dis ça pour
moi ?
- Ben oui.
- Mais je n’y
suis allée que deux fois chez le quincaillier.
- Oui, mais avec
ta jupe écossaise.
- Il peut compter
?
- Comment ça ?
- On a dit les
chair et os avec qui rien ne se passait.
- Tu as raison.
- Alors ça fait
seize. “
B cherchait le
concentré de tomate pour accommoder ses pâtes.
“ Je
prends Corto Maltese, précisément dans Les
Celtiques lorsqu’il
dit : “ Tu veux venir avec moi ? “
P lui lança le
tube.
-
Jamais de la vie. Il est à moi. Particulièrement dans Fable
de Venise.
- Écoute, on ne
va pas se disputer pour un amant, ça serait ridicule. “
Il n’était
certes plus du tout question de plombier au 75 ter rue des lilas, ni
de thé Tuocha, la grosse boîte prenait maintenant la poussière en
haut de la cagette à thés. Non, il était question d’amour. Et
pendant cette période, elles s’affrontèrent régulièrement.
Jusqu’à ce
qu’un matin, P, légèrement agacée par la propension de B à se
déclarer fiancée, voire élue de tous les écrivains ou musiciens
qu’elles admiraient toutes deux, jusqu’à ce matin-là donc, où
P laissa ce mot sur le tableau noir :
Rdv
ce soir à 19H30
J’ai
une idée
À 19 heures 30, B
attendait P dans le couloir, une théière de thé Lady Grey et un
paquet de Dunhills rouge disposés sur la petite table, avec le
cendrier pile entre les deux tasses.
P envoya un sms à
19 heures 34 pour s’excuser de ses 10 minutes de retard.
Elle arriva à 20
heures 12, rouge, essoufflée, confuse, vraiment désolée et encore
plein d’autres adjectifs.
“ Le
thé est froid, articula lentement B, détachée. ( une pause ). Bon.
Tu veux une rembouille ?
- Allez ouais, dit
P en posant son manteau pour se diriger vers la chaîne stéréo,
j’ai ramené un disque d’Ella Fitzgerald. “
Une
discussion s’ensuivit. A propos d’Ella, du thé Lady Grey, d’une
collègue de B, des élections municipales, de Si
le soleil ne revenait pas
de Ramuz, des plantes du balcon voisin.
A
21 heures, B s’enquit : “ C’est quoi ton idée ? “
-
Ah, je ne sais pas...
Je me pose des questions... Tous ces amants qui s’égayent un peu
partout comme des papillons chez nous, il faudrait en faire quelque
chose.
- Tu veux dire les
ranger ?
- Faut voir, les inventorier, les répertorier, les classifier, les bichonner, les épingler. Alors je te propose ça :
B regarda son amie
avec admiration, avant de se ruer dans le placard à crayons.
"Moi, je te propose ça "
Trois jours après,
voici ce que l’on pouvait trouver dans le couloir de l’appartement
du 75 ter rue des Lilas :
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