vendredi 20 juillet 2012



Chapitre V :
Où l’on voit B et P se disputer les faveurs des poètes morts.



Un certain soir, lors de leur glorieuse cohabitation parisienne, B et P s’étaient réunies dans leur couloir et discutaient autour de la boîte de Spéculoos qu’elles s’accordaient pour dîner. Assises autour de la table carrelée, elles entendaient une petite pluie frotter les fenêtres. Ça assoupissait un peu l’ambiance. B y ajouta un soupçon de Holtz en enclenchant Les Planètes dans la chaîne stéréo. Elles se prirent à discuter d’amour.
Quinze.
- Non !?
- Si. Et toi ?
- Attends, je compte. Je pense douze, mais peut-être j’en oublie. “
B alla chercher du camembert.
Tu les compte tous ?
- C’est à dire ?
- Les chair et os aussi ?
- Ça dépend. Seulement ceux avec qui rien n’est arrivé. “

C’était donc au temps de leur glorieuse cohabitation parisienne. Un immeuble tranquille dans un quartier populaire, avec une petite cour que l’on voyait depuis la fenêtre de la cuisine. Fenêtre devant laquelle B pouvait oublier l’heure et le jour, en particulier le matin avec une tasse de thé.
Lors d’une “ soirée poésie “, P venait de relire Le garçon aux sept vies de F.G. Lorca à B qui essayait de retenir ses larmes. Un ange passa au 75 ter rue des Lilas.
B versa alors du vin dans leurs verres en affirmant joyeusement :
Tu sais, en fait, eh bien je ne l’ai jamais dit mais je suis la fiancée secrète de F.G. Lorca.
- Pardon ? réagit P, outrée. “
Elles évitèrent le sujet le lendemain soir, celui d’après et décidèrent d’aller passer le troisième au cinéma. Quatre jours plus tard, P et B se retrouvèrent à piétiner dans une longue file d’attente, des livres sous le bras.
Tu sais, dit P tout à coup, je ne pense franchement pas que tu puisses t’arroger comme ça l’amour d’un poète homosexuel. “

C’était toujours au temps de leur glorieuse cohabitation parisienne, dans leur cuisine minuscule où P se préparait des tartines au concentré de tomate et B des pâtes collantes.
Je trouve que c’est un peu facile de compter dans ta liste tout et n’importe quoi, s’emportait B, tu ne vas pas me dire que le prince dessiné sur les paquets de gâteaux du même nom a quoi que ce soit d’un amant éventuel ?
- Je suis désolée, répliqua P s’emportant sur sa tartine mutilée, je le trouve tout à fait à sa place.
- Et pourquoi pas la Vache qui rit pendant que tu y es ?
- Je trouve moins ridicule de compter le prince des gâteaux Prince parmi ses amants, que de mettre exprès sa jupe écossaise quand on va chez le quincailler.
- Tu dis ça pour moi ?
- Ben oui.
- Mais je n’y suis allée que deux fois chez le quincaillier.
- Oui, mais avec ta jupe écossaise.
- Il peut compter ?
- Comment ça ?
- On a dit les chair et os avec qui rien ne se passait.
- Tu as raison.
- Alors ça fait seize. “
B cherchait le concentré de tomate pour accommoder ses pâtes.
Je prends Corto Maltese, précisément dans Les Celtiques lorsqu’il dit : “ Tu veux venir avec moi ? “
P lui lança le tube.
- Jamais de la vie. Il est à moi. Particulièrement dans Fable de Venise.
- Écoute, on ne va pas se disputer pour un amant, ça serait ridicule. “

Il n’était certes plus du tout question de plombier au 75 ter rue des lilas, ni de thé Tuocha, la grosse boîte prenait maintenant la poussière en haut de la cagette à thés. Non, il était question d’amour. Et pendant cette période, elles s’affrontèrent régulièrement.
Jusqu’à ce qu’un matin, P, légèrement agacée par la propension de B à se déclarer fiancée, voire élue de tous les écrivains ou musiciens qu’elles admiraient toutes deux, jusqu’à ce matin-là donc, où P laissa ce mot sur le tableau noir :
Rdv ce soir à 19H30
J’ai une idée

À 19 heures 30, B attendait P dans le couloir, une théière de thé Lady Grey et un paquet de Dunhills rouge disposés sur la petite table, avec le cendrier pile entre les deux tasses.
P envoya un sms à 19 heures 34 pour s’excuser de ses 10 minutes de retard.
Elle arriva à 20 heures 12, rouge, essoufflée, confuse, vraiment désolée et encore plein d’autres adjectifs.
Le thé est froid, articula lentement B, détachée. ( une pause ). Bon. Tu veux une rembouille ?
- Allez ouais, dit P en posant son manteau pour se diriger vers la chaîne stéréo, j’ai ramené un disque d’Ella Fitzgerald. “
Une discussion s’ensuivit. A propos d’Ella, du thé Lady Grey, d’une collègue de B, des élections municipales, de Si le soleil ne revenait pas de Ramuz, des plantes du balcon voisin.
A 21 heures, B s’enquit : “ C’est quoi ton idée ? “

- Ah, je ne sais pas... Je me pose des questions... Tous ces amants qui s’égayent un peu partout comme des papillons chez nous, il faudrait en faire quelque chose.
- Tu veux dire les ranger ?
- Faut voir, les inventorier, les répertorier, les classifier, les bichonner, les épingler. Alors je te propose ça :
B regarda son amie avec admiration, avant de se ruer dans le placard à crayons.
"Moi, je te propose ça "
Trois jours après, voici ce que l’on pouvait trouver dans le couloir de l’appartement du 75 ter rue des Lilas :


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