lundi 1 juillet 2013

CHAPITRE XI

Où l'on voit B et P renoncer à une carrière politique


C'était au temps de leur seconde cohabitation, au bout du chemin de terre du bout d'un petit village. B occupait un emploi toute la journée, P un mi-temps. Elle ne travaillait que l’après-midi et mettait un point d'honneur à occuper une partie de sa matinée aux tâches du quotidien.
Le lundi soir, B entra dans la cuisine chargée de sacs de courses. Jetant un coup d’œil sur la table, elle s'exclama : « Tiens, une facture d'électricité. J'ai l'impression qu'on n'a que ça en ce moment. »
Le mardi soir, B entra dans la salle avec un panier rempli de livres : « Je suis passée à la librairie. Tu sais, j'ai l'impression que la voisine me regarde d'un drôle d'air. »
Le mercredi soir, B entra dans le vestibule avec une boîte d’œufs : « Si on faisait des crêpes ? Tu sais, il est spécial le voisin, on dirait qu'il m'évite. »
Le jeudi soir, B entra dans la salle d'eau avec un nain de jardin : « Tu ne devineras jamais, je l'ai trouvé dans une poubelle. Tu sais, la vieille d'en face, elle empêche son petit fils de me faire coucou maintenant. »
Le vendredi soir, B entra dans le grenier avec une bouteille de Fleurie : « Allez ! Si on fêtait notre collaboration ? Tu sais, le voisin d'à côté secoue la tête en me regardant passer à présent. J'ai l'impression qu'ils sont tous fous dans ce village. »
Le samedi matin, B, qui s'en revenait du camion du boulanger très perturbée par le fait qu'on avait fermé des volets à son passage dans la rue, retrouva P qui prenait le café dans la courette.
« Je ne comprends pas l'attitude du voisinage. On n'a pas fait de bruit pourtant. C'est étrange. 
Puis, voyant que le visage de P se colorait petit à petit :
- Tu n'as pas fait, heu, des trucs bizarres ces temps-ci ? 
P se défendit agressivement :
- Comme quoi je te prie ? 
- Eh bien, je ne sais pas, te balader avec ta robe à paillettes ou mettre les Sex Pisols à fond par exemple.
- Je ne suis pas une adolescente attardée si c'est ce que tu veux dire.
- Oh je t'en prie, ne le prends pas comme ça. »
S'effrayant toutes deux du ton qui était monté malgré elles, elles se turent, toussotèrent, puis se resservir mutuellement du café.
« Il va faire beau aujourd'hui.
- Oui. Tiens, j'entends le facteur. »
Ce fut à ce moment comme si le ciel s'écrasait dans la courette de leur maison, comme si le temps tremblait, comme si chaque chose prenait une importance considérable. P se leva vivement. Puis se rassit. Puis se releva. Puis se rassit.
« Bouge pas j'y vais, claironna B.
- Non. » hurla P.
B se rassit lentement, sans quitter P du regard. Puis elle remua son café qu'elle ne sucrait jamais. Le tintement de la petite cuillère contre la porcelaine devint rapidement insupportable.
« On a tout le temps d'aller chercher le courrier » finit par articuler péniblement P.
B, songeuse, roulait sa cigarette. Puis elle l'alluma. Puis elle fuma. Tout en tapotant d'un air désintéressé sa cendre au-dessus du bocal de confiture, elle demanda doucement :
« Quelque chose ne va pas ? Tu veux qu'on en parle ? »
Cette perche tendue eut pour avantage de faire céder le barrage de sanglots retenus chez P.
« Mais que se passe-t-il ? bégaya B. Ne me cache rien, qu'est-ce que tu as fait ?
- Mais rien ! » hurla P en s'enfuyant dans la grange.
Un quart d'heure passa. B, immobile, assise à la table du jardin, fumait dans un abîme de perplexité. Elle se décida à aller frapper à la porte de la grange.
« Je ne comprends rien à ce qui se passe. Dis-moi quelque chose, éclaire-moi un peu. »
Depuis la grange, B aperçut le facteur garé un peu plus loin qui fumait une cigarette, tout seul, appuyé sur son coffre. Il avait l'air d'attendre quelqu'un. Devant le mutisme de P, elle retourna s'asseoir. Au bout d'un moment la porte de la grange s'ouvrit lentement. P en sortit. B laissa tomber sa cigarette dans la confiture. P portait un vieux sweat dont elle avait remonté la capuche. Des gants de chantier scotchés au gaffer sur les manches. Un foulard qui lui couvrait le nez et la bouche. Et par-dessus tout ça, devant les yeux, la grille de protection de la débroussailleuse.
« Faferayen quechesplique, chais monter. 
- Hein ? Pardon ?
- Ien oi.
- Je ne comprends rien, je vais pas tarder à flipper, fais un effort. »
P baissa le foulard sur son menton :
« Y'a un truc qui pique dans la boîte aux lettres. Mais surtout ne panique pas, j'ai trouvé la solution. »
Et elle se dirigea sans plus tarder jusqu'à la dite boîte aux lettres pour en extirper à l'aide d'un tisonnier une facture de téléphone. B, penchée, suivait attentivement le cours des opérations et aperçut de loin le facteur qui s'esclaffait.
P revint jusqu'à la table de jardin accompagnée de cinq abeilles qui se ruèrent sur le bocal de confiture. Soulagée, B dit tranquillement :
« Il doit y avoir un nid.
- C'est plus que probable » répondit P en soulevant la grille qui cachait sa figure. Puis se tournant vers la voisine qui l'observait par-dessus le muret, elle effectua un gracieux bras d'honneur.
« Ça ne va pas faire remonter notre cote de popularité dans le village, nota B en resservant du café.

- On s'en fout, on comptait pas se présenter aux élections municipales » répondit P.

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